Le site d’information Le Courrier d’Europe centrale a récemment publié une passionnante interview réalisée par André Kapsas de deux journalistes du site de Deník Referendum, qui ont publié une série de reportages après avoir infiltré des groupes d’extrême droite tchèques l’été dernier. Cet article est normalement en accès restreint : mais à notre demande, les journalistes du Courrier d’Europe centrale ont accepté que nous en publions de larges extraits en accès public sur notre site : merci à eux ! Pour la version intégrale, rendez-vous ici.
Leurs articles racontent les déboires du principal parti nationaliste tchèque, le SPD de Tomio Okamura, l’émergence d’un nouveau mouvement idéologique au sein de la société baptisé « néo-patriote », et plus généralement les conséquences de la banalisation de la xénophobie dans le pays. Entretien avec l’une des deux auteures, Petra Dvořaková.
Qu’est-ce qui vous a poussées, toi et Fatima Rahimi, à vous infiltrer dans les milieux de l’extrême droite tchèque pour écrire votre série de reportages ?
Il y a des gens qui ne parlent presque jamais aux journalistes. Tomio Okamura, aujourd’hui vice-président de la Chambre des représentants de la République tchèque, est l’un d’entre eux. Il mène le quatrième parti parlementaire tchèque – le SPD -, se fait un fric monstre avec les opinions xénophobes et ne répond presque jamais aux appels des journalistes. Et ces derniers ne réagissent pas.
Les milieux anti-migrants grouillent de personnes partageant cette défiance envers les médias. Leurs militants désignent souvent les journalistes des médias traditionnels comme des serviteurs de « l’establishment bien-pensant », qui auraient les mains liées par la censure et la propagande. Ces gens ne font qu’aggraver la méfiance de plus en plus importante des citoyens à l’encontre des médias traditionnels et des institutions, et cela leur permet de manipuler eux-mêmes l’information, tout en se donnant une excuse pour ne pas parler aux journalistes (respect aux exceptions !). Comprendre les mécanismes par lesquels la haine anti-migrants – et pas seulement – se répand est sans aucun doute un travail d’intérêt général.
Concernant l’infiltration de ce milieu, il me semble que le questionnement éthique à ce sujet n’est ni tout noir ni tout blanc, n’appelle ni un oui ni un non définitifs. Tout dépend des frontières que la personne se fixe et de l’usage qu’elle fait des informations obtenues de cette façon, surtout lorsqu’elles ont été communiquées sous le couvert de la confidence. C’est ce dernier point qui est le plus sensible sur le plan éthique, et j’ai veillé à y faire particulièrement attention lors de l’exploitation de mes matériaux et de la rédaction. […]
Vous avez baptisé votre série de reportages « La normalisation de la haine ». Pourquoi ?
L’aversion envers les gens d’une autre confession ou d’une autre couleur de peau était déjà bien ancrée dans la société tchèque avant le début de la crise migratoire. Et ce bien que – ou plutôt parce que ! – il n’y avait pas beaucoup d’immigrés ayant d’autres origines ethno-culturelles. Avant, les Tchèques exprimaient déjà des opinions xénophobes, mais surtout lorsqu’ils étaient ivres, dans la pénombre des bistrots. Pour le dire autrement, la fameuse formule « Je ne suis pas raciste, mais… » était déjà monnaie courante.
Plutôt que de progressivement disparaître de la société, ce racisme latent est devenu une part intégrante d’une forme d’identité culturelle perverse chez de nombreux Tchèques. Ceux-ci reconnaissent désormais tranquillement « oui, je suis raciste, et alors ? » ! L’approche humanitaire envers les réfugiés est au contraire vue comme une naïveté « bien-pensante » et puérile, ou bien comme de la propagande payée par George Soros. Le plus facile pour observer cette normalisation de la haine est d’observer Internet. Parfois, cela va plus loin, comme ce fusil à pompe qui a été pointé sur une musulmane dans un jardin public [1].
Dans tes articles, tu désignes ces gens qui ont commencé à s’engager récemment contre les réfugiés et les musulmans comme des « néo-patriotes ». Comment les définirais-tu ? En quoi sont-ils différents des néonazis et autres mouvements que l’on trouve le plus souvent à l’extrême droite ?
En général, il s’agit de gens d’un âge moyen ou avancé qui sont extrêmement déçus par les développements de la période post-1989. Alors qu’ils devaient travailler pour vivre, ils étaient abreuvés d’informations au sujet de tel ou tel politicien qui avaient volé dans la caisse. Ils avaient par ailleurs déjà des désaccords avec le discours ambiant de la droite libérale, longtemps incontournable, et que l’on entendait chez les dirigeants politiques, dans les médias et dans le débat public en général. Les « néo-patriotes » d’aujourd’hui n’avaient alors pas d’expression publique et ne cherchaient même pas à en avoir une ; ils étaient souvent politiquement passifs, ce qui a changé avec le déclenchement de la crise migratoire. Il leur manquait souvent une identité culturelle claire, une place dans la société, et ils l’ont justement trouvée grâce à leurs activités anti-migrants.
La crainte de voir disparaître la culture tchèque ou encore la peur quant à la sécurité de leurs filles ont fonctionné sur eux comme un catalyseur. Par ailleurs, les théories conspirationnistes leur ont permis de comprendre un monde en pleine accélération dans lequel les normes genrées et éthiques d’antan n’ont plus cours. Un monde que ces conservateurs ne comprennent plus.
Alors que les néo-nazis croient en la supériorité de la race blanche, le combat néo-patriote se fonde sur l’idée d’une supériorité de notre culture. Mais il est intéressant d’observer que les deux groupes se rapprochent idéologiquement. Les néonazis classiques sont en fait déjà marginalisés et les anciens de l’extrême droite traditionnelle emballent désormais leurs opinions dans un « package » ethno-différentialiste, se résumant à dire « toutes les cultures et nations sont belles, mais il ne faut pas les mélanger pour mieux les conserver ». Les néo-patriotes partagent de plus en plus cette approche de l’identité comme une réalité nationale et ethnique.
Les deux groupes s’inspirent également l’un l’autre en ce qui a trait à la politique internationale. Même parmi les néo-patriotes – généralement pro-israéliens – un certain mépris envers les Juifs commence à émerger. Les extrémistes de droite ont aussi compris qu’ils pouvaient y gagner à collaborer avec le Kremlin, que ce soit en influence ou en argent. Le parti fascisant « Démocratie nationale » et le Parti ouvrier de la justice sociale, populaire chez les néo-nazis, sont ainsi pro-Russes.
Tu écris que les personnes qui sont entrées dans l’arène publique de par leur engagement contre l’Islam et les musulmans ont perdu en importance. Qu’est-ce qui s’est passé ? Par ailleurs, le reste de ce milieu lié à l’émergence de la crise migratoire est fort divisé. Pourquoi ?
Principalement en raison de leur attitude excessive, en gros. Martin Konvička s’est couvert de ridicule quand il a débarqué sur la place de la vieille ville de Prague, déguisé en imam sur un chameau, pour imiter la prise de la ville par des radicaux musulmans.
D’autres ont tout simplement montré qu’ils n’étaient pas à la hauteur, en se chamaillant pour satisfaire leurs ambitions personnelles. Alors qu’il y a des personnes sincères dans leurs convictions néo-patriotes, d’autres comme Jana Volfová ou Tomio Okamura se servent de la mouvance comme un tremplin vers le pouvoir et l’argent. Certains comme Eva Hrindová croient encore en un changement démocratique alors que d’autres comme Jiří Černohorský préféreraient occuper Strakovka, le siège du gouvernement tchèque.
La banalisation de la haine fait que, désormais, les opinions xénophobes ne sont plus l’apanage de groupes bizarres de coqs en furie, mais se font aussi entendre dans le rang des partis traditionnels. Les néo-patriotes ont pris leurs thèmes à l’extrême-droite et leur ont donné une certaine « respectabilité » car ils n’ont pas, eux, de passé néo-nazi. Puis les représentants des partis traditionnels les ont par la suite empruntés aux néo-patriotes, contribuant à leur normalisation dans le spectre des partis « non-extrémistes ».
Le SPD – Liberté et démocratie directe – reste le parti qui a le mieux tiré son épingle du jeu en arrivant quatrième lors des élections législatives d’octobre 2017. Comment expliques-tu cela ?
Le chef du SPD, Tomio Okamura, est une excellente marque commerciale à lui tout seul. Les gens le connaissaient déjà via la télévision avant qu’il ne se lance en politique comme « le mec de l’agence de voyage » [2]. Il a un
beau parcours à faire valoir : du foyer pour enfants jusqu’au succès en affaires. Et il est même aidé par ses origines japonaises de façon absurde : ses électeurs utilisent ce fait pour clamer qu’ils ne peuvent être racistes, puisqu’ils votent pour un Japonais !
Tomio Okamura ne fait presque rien d’autre que faire le tour des petites villes pour serrer des mains et faire des selfies avec ses électeurs. Je l’ai vu opérer et il crée une impression beaucoup plus agréable, sereine et digne de confiance que dans ses vidéos sur Internet ou lors de ses passages à la télévision. Les sondages avaient anticipé son succès, d’autant plus qu’il avait déjà réussi à entrer au parlement avec son premier parti « Aurore » [3].
En 2016, après la chute de l’alliance entre « Aurore » (après le départ d’Okamura, ndlr) et le Bloc contre l’Islam (parti politique né en 2015 lors des manifestations anti-réfugiés), Okamura a réussi à convaincre le public tchèque que son SPD était le seul parti anti-migrant à avoir des chances de passer, ce qui a même poussé certains extrémistes de droite traditionnels à voter pour lui par pragmatisme. De plus, le SPD s’est ouvert aux gens des villages, aux travailleurs manuels, aux retraités, qui attendaient depuis longtemps l’occasion de s’engager et s’exprimer. Okamura les a ciblés, il a su parler avec eux et se faire comprendre d’eux. Pendant que Petr Hampl, docteur en sociologie, cherchait à formuler ses théories conspirationnistes sur le complot mondial, Okamura n’a fait que répéter qu’il ne voulait pas « des asociaux et des parasites » (sic) en République tchèque.
Comme tu l’écris, il y a de plus en plus de membres du SPD qui quittent le parti ou qui sont renvoyés à cause de problèmes internes. Comment vois-tu la situation de ce parti maintenant ?
Qu’Okamura ne fasse qu’exploiter les thèmes du populisme d’extrême-droite à ses propres fins n’est plus à prouver. De moins en moins de gens gobent ses bobards et même ses propres collègues parlent de lui comme d’un entrepreneur politique. Depuis mon départ (mi-août), je n’ai pas suivi la situation au sein du parti mais, comme les membres passés et présents, je suis convaincue que le SPD ne survivra pas jusqu’aux prochaines élections législatives (prévues pour 2022, ndlr). Je ne sais pas à quel point les histoires du SPD terniront son image aux yeux des électeurs mais le parti a de toutes façons un problème d’érosion de sa base militante.
Tu écris que les problèmes du SPD ouvre un espace pour un nouveau parti d’extrême-droite et tu exprimes la crainte qu’un tel parti puisse être bien plus dangereux que le SPD. Peux-tu développer cette idée ?
Par son activité politique, Okamura repousse les frontières de ce qui est acceptable et contribue au changement de l’atmosphère sociale. Mais il ne croit pas vraiment à sa propre xénophobie. Il fait des vidéos et il parle avec des gens pendant qu’il reçoit des millions en deniers publics, mais il ne va pas construire des clôtures. Si le SPD s’écroule vraiment, il reste à savoir qui reprendra le sceptre de « roi des anti-migrants » et tous les groupes nationalistes aiguisent leur appétit. Il se peut que le défi soit relevé par quelqu’un qui souhaite réellement et avec entrain entourer le pays d’une clôture et qui voudrait déporter ma collègue Fatima à cause de ses origines. Par exemple, la faiblesse du SPD à Brno va sûrement aider les « Gens dignes », un petit parti d’agents de sécurité en liberté provisoire (certains d’entre eux sont d’anciens néo-nazis, ndlr), qui s’est fait connaître en organisant une marche pour menacer le dirigeant local Matěj Hollan (en raison de sa position favorable à l’accueil des réfugiés, ndlr). Ce n’est pas vraiment une façon démocratique d’exprimer son désaccord avec un opposant politique.
Je ne crois cependant pas que la chute du SPD ouvre des portes pour un parti d’extrême-droite classique. Ce sont plutôt les populistes néo-patriotes qui ont des chances de réussir, car voter pour des nazis classiques n’est pas encore devenu acceptable. D’un autre côté, il manque une personnalité marquante et capable de se vendre comme est parvenu à le faire Okamura. Et les nouveaux groupes populistes veulent un meneur fort ! Je ne me risquerai pas à prédire qui sera ce nouveau roi de la xénophobie. […]
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