Ces dernières semaines Stéphane François a répondu à de nombreuses interviews dans les médias concernant le Front Nationalet l’extrême-droite française. Il a réalisé une fusion de ces différentes sollicitations dans le texte qui suit. Comme par le passé où nous avions évoqué son travail sur le site de La Horde, nous publions avec son accord la fusion des entretiens qu’il a donné depuis le début de la campagne présidentielle.
Comment décrirez-vous les militants de groupes d’extrême droite à l’heure actuelle ? Pensez-vous qu’ils se reconnaissent dans le programme et la structure du Front National ?
Le portrait du militant varie en fonction du groupuscule… Certains recrutent dans des milieux populaires (skinheads en particulier), d’autres dans des classes plus aisées (Les Identitaires). Il n’y a pas de portrait type. Cependant, on peut dire que le militant d’extrême droite insiste sur les thèmes suivants : l’immigration, l’insécurité, l’« immigration-colonisation », la « substitution ethnique », la perte des valeurs morales et la perte de la souveraineté, etc. Pour un parti comme le FN, il y a plusieurs profils de militants, ce parti attirant divers électorats. Tous les militants d’extrême droite ne se reconnaissent pas dans le programme et la structure du FN : certains le trouvent trop « mou », trop « à gauche », n’insistant pas assez sur la « remigration », pas assez sur l’« affirmation ethnique ».
Etant donné la place du FN dans cette élection, jusqu’à où peut arriver la percée des idées de l’extrême droite ? Assistons-nous à une droitisation de la société française ? Le cas échéant, dans quelle mesure le cas français est différent à d’autres pays où on constate aussi une montée de l’extrême droite ?
Les idées de l’extrême droite se sont banalisées dans la société, malheureusement. Il y a un repli identitaire très net. Ainsi, les chiffres contenus dans les rapports annuels de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) montrent depuis 1995 une augmentation du nombre des actes racistes, xénophobes et antisémites. Le rapport de 2014, le dernier paru à ce jour, fait état de trois recrudescences : une première à contenu antisémite ; une deuxième montrant un rejet croissant des pratiques (publiques et privées) liées à l’islam, une dernière visant les populations Rroms. Depuis le début des années 2000, il y a un net rejet de la mondialisation de la part des populations nationales, notamment en ce qui concerne la mondialisation des flux de personnes, avec l’idée que les populations extra-européennes (africaines, arabo-musulmanes en particulier) seraient incapables de s’intégrer et provoqueraient, par leur présence, la mise en péril du modèle européen de civilisation. Sont particulièrement visées les populations musulmanes qui chercheraient à imposer un mode de vie hostile aux valeurs européennes et surtout aux femmes.
Concernant la dernière question : on ne peut pas y répondre sérieusement, chaque pays ayant une histoire particulière et une extrême droite issue des vicissitudes de son histoire. Pour prendre l’exemple des populismes d’extrême droite, on a des cas différents : des partis de droite qui évoluent à l’extrême droite (l’UDC suisse ou l’UKIP britannique), des partis fondés par des survivants du nazisme ou fascisme (NDP allemand), des partis d’extrême droite qui cherchent à se « dédiaboliser » (le FN français). Certains sont très libéraux et souhaitent moins d’État, d’autres tendent vers un national-républicanisme… Chaque cas est donc particulier, mais on retrouve cependant à chaque fois un rejet de l’immigration et une volonté d’une société fermée.
Dans votredernier ouvrage, vous parlez d’un concept pour décrire la peur de l’autre : l’altérophobie. Néanmoins, cette crainte n’est pas nouvelle car on trouve des exemples tout au long de l’histoire. De plus, cette opposition entre « nous » et les « autres » et parfois nécessaire pour la construction d’une identité, une nation, etc. Quels sont les caractéristiques de ce concept dans le contexte actuel ? islamisation / attentats / radicalisation des idées / terrorisme.
Effectivement, les sociétés ont besoin d’une forme d’ethnocentrisme ou de nationalisme pour se constituer et se donner une identité. Cependant, ici, on est face à un rejet explicite de l’Autre, mais pas de n’importe quel Autre, abstrait… Il s’agit d’un rejet précis, qui vise principalement les populations arabo-musulmanes. Ce rejet est lié à l’histoire de la France, à son passé colonial et aux guerres de décolonisation, prioritairement la Guerre d’Algérie. Il existe en France un vieux racisme anti-arabe qui se nourrit de ce passé. Au racisme issu de cette guerre s’est ajouté par la suite, le rejet de la religion musulmane, devenue visible à partir des années 1980 (port du voile, prière dans les caves et les rues, pratiques alimentaires contraignantes, etc.). À la fin des années 1990, en fait depuis le 11 septembre 2001, le musulman est devenu dans l’imaginaire de certains une sorte de cinquième colonne, un terroriste potentiel qui se cacherait en France et qui chercherait à imposer la dhimmitude et sa religion aux Français « de souche ». Aujourd’hui, s’ajoute à cela la question de la radicalisation de certains et leurs passages à l’acte terroriste. Quant au racisme anti-arabe, il persiste et vise plus précisément les enfants d’immigrés arabo-musulmans vivant en banlieue : ils seraient tous des dealers, des braqueurs ou des violeurs… Un thème présent dès les années 1960 dans la revue Europe-Action .
Quelle réponse proposez-vous pour combattre cette altérophobie dans notre contexte ?
Il faut à mon avis à la fois combattre le terrorisme et créer de nouveau du lien social, du lien collectif. C’est-à-dire qu’il faut cesser à la fois de stigmatiser une partie de la population française et de fragmenter les mémoires : ni assimilation radicale, ni communautarisme. Pour vivre ensemble, il faut avoir des valeurs communes, un socle commun, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on doive perdre nos identités. L’identité est multiple et il faut l’accepter. Il faut donc accepter la diversité et trouver le moyen que les différentes diversités présentes en France discutent entre elles et ne cherchent pas à s’exclure. Il faut être réaliste : nous avons atteint un tel niveau de fragmentation de la société que cela sera difficile.
L’un de vos derniers articles s’intitule « Le militant d’extrême droite : militant de la violence ». Pourquoi ce lien à la violence ?
Il y a un attrait fort de la part du militant de l’extrême droite pour la violence, qui se voit comme un rempart face à un péril (le communisme, l’immigration, la République, etc. les différentes propositions pouvant se cumuler), qu’il doit juguler. Les plus radicaux d’entre eux, la mouvance néo-nazie, se considèrent en outre comme des « rebelles blancs ». Il y a de fait un rapport que l’on pourrait qualifier de romantique à la violence : le militant d’extrême droite se doit d’être viril, de ne pas reculer devant l’ennemi, d’être brave. Il doit reprendre la rue aux « ennemis » (républicains, communistes, Juifs, immigrés, etc.). C’est ainsi qu’on a vu pendant la Seconde Guerre mondiale l’engagement d’intellectuels collaborateurs dans les rangs de la LVF pour combattre le judéo-bolchevisme… Depuis les années 1930, ce militant s’identifie au mythe spartiate, quintessence du citoyen-soldat qui préfère mourir plutôt que reculer devant l’ennemi. Il se voit également comme un révolutionnaire qui cherche à changer le monde par une violence salvatrice…
Quel lien le Front national entretient-il avec la violence ? En quoi ce lien diffère-t-il de celui des groupuscules extrémistes dont les actions sont régulièrement relayées par la presse locale ?
Les rapports du FN à la violence, et surtout aux militants violents, est ambigu, et évolue en fonction du contexte : parfois ceux derniers sont tolérés, voire acceptés, parfois ils sont rejetés. Vers 1985, des militants radicaux, pour ne pas dire néonazis, comme Serge Ayoub ou Fabrice Robert , ont porté les couleurs du FN lors d’élections locales… Dix ans plus tard, les militants à l’origine de la mort de Brahim Bouarram, étaient des néo-nazis en marge du défilé du parti. C’est le DPS, le service de sécurité du FN, qui a donné les cassettes vidéos ayant permis leur arrestation. A d’autres moments La situation est complexe… Ceci dit, le FN a toujours cherché à endiguer la violence de ses militants, comme nous l’avons montré dans un article Jean-Yves Camus et moi. Le FN canalise les pulsions de violence et les détourne symboliquement vers le militantisme et le vote. Son inscription dans le cadre démocratique, rejetée par une minorité, génère des micro-partis qui sont des scissions radicales du FN (Parti nationaliste français 1983 ; Parti nationaliste français et européen, PNFE , 1985, Parti de la France , PDF, 2009). S’il cherche à endiguer la violence, cela n’empêche pas cependant d’avoir des militants violents, certains d’entre-eux étant ingérables… Une fois cela dit, il ne faut pas oublier que l’« extrême droite » n’est pas un bloc monolithique : il y a différentes tendances qui s’opposent parfois. Il y a des groupes beaucoup plus radicaux que le FN, qui recherchent parfois la violence physique. C’est le cas, par exemple, de la mouvance néo-nazie, qui défraie régulièrement la chronique… Les Identitaires sont plus ambigus, naviguant entre une violence ritualisée et contrôlée et la volonté d’en découdre. Pour l’instant, l’intégration de certains de leurs militants au sein du FN tend à montrer une volonté de la contrôler.
Vous signalez une recrudescence du nombre d’actes racistes, xénophobes et antisémites. Un score élevé de Marine le Pen au second tour peut-il entraîner une nouvelle augmentation de ces violences ? Pourquoi ?
Oui. Une large victoire, ou une courte défaite, pourra être perçue comme un blanc-seing pour les militants d’extrême droite, et pas forcément pour les seuls militants du FN. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs dans les jours qui ont suivi l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis
Le discours identitaire est dans le centre des débats politiques depuis un certain temps (Sarkozy avait lancé un débat sur l’identité nationale en 2009, par exemple). Quelle importance donnez-vous à ce débat ? Quel impact a-t-il dans cette élection ?
Curieusement, le discours identitaire est moins audible aujourd’hui que lors de la précédente élection. Il est encore fort, il ne faut pas le nier : on l’entend au FN et chez Les Républicains, mais il est couvert par les affaires politico-judiciaires des deux candidats de droite et d’extrême droite, des affaires qui donnent d’ailleurs une piètre image de la France et de son personnel politique à l’étranger. Ce discours identitaire est devenu prégnant dès la fin des années 1990. Avec la chute des régimes communistes, l’extrême droite a dû se trouver un autre cheval de bataille : ce fut celui de l’identité et de l’affirmation ethnique… Ce débat empoisonne la vie politique depuis cette époque. Il s’est largement banalisé et diffusé dans la société française, contaminant presque toutes les tendances politiques.
Les milieux d’extrême droite utilisent souvent certaines théories du complot comme cadre explicatif de la réalité. Quelle place les théories du complot occupent-elles dans les élections ?
Le conspirationnisme est présent dans cette élection, malheureusement. Deux candidats, messieurs Cheminade et Asselineau, en ont fait une grille de lecture du monde. Sans trop les caricaturer, ils expliquent l’évolution du monde par l’action de la CIA et des États-Unis… le candidat Républicain, M. Fillon, piégé par différentes affaires, explique que celles-ci ont été orchestrées par un « cabinet noir » provenant de la présidence… Madame Le Pen, compromises dans des affaires de détournement de fonds publics, utilisent le même argument. Cette campagne présidentielle baigne dans le complotisme. C’est fou, au sens propre…
Trouvez-vous que ces théories se répandent au-delà de cercles d’extrême droite ? Si c’est le cas, quel rôle occupent les réseaux sociaux dans la diffusion de lesdites idées ?
Oui, le conspirationnisme a largement dépassé les milieux restreints dans lequel il a longtemps été confiné. Il est devenu une grille de lecture d’un monde qui change trop vite. S’il y a des évènements incompréhensibles, c’est parce qu’il y a un complot (au choix : de la CIA, des Juifs, des Francs-maçons, des Illuminati, de tous). Plus que les réseaux sociaux (qui ne sont en fait qu’un immense café du commerce mondialisé), c’est Internet qui a permis la diffusion et la banalisation de ces thèses. Avant Internet, le complotiste gardait ses thèses pour lui, ou sinon tenter de les diffuser via des publications confidentielles. Grâce à Internet le même peut les mettre sur un site, les diffuser sur des forums ou en faisant le troll sur les réseaux sociaux… le tout aidé par les algorithmes des moteurs de recherche… Enfin, la saturation de l’information qui caractérise notre époque, associé à la défiance de certains pour les médias du « système », a fait le reste… Nous retrouvons ça dans les réseaux sociaux : on a tendance à diffuser des « informations » qui confirment nos convictions, quelque soit son origine. C’est une faillite terrible de l’esprit critique.
Les programmes économiques de Mme Le Pen et M. Mélenchon se ressemblent sur plusieurs points. De plus, certains candidats ne se reconnaissent plus dans ce clivage. Considérez-vous que le clivage gauche-droite sert encore à décrire le positionnement dans l’échiquier politique ? Éventuellement, proposeriez-vous un autre ?
Le clivage gauche/droite reste pertinent. Prenons les exemples que vous donnez : Jean-Luc Mélenchon et Marine le Pen. Les deux se réclament d’une forme de populisme. Il existe des points communs dans leur programme politique, comme le rejet de l’Europe et de l’euro. Pourtant, on place le premier à gauche et la seconde à droite… Ce clivage est encore utile pour situer certains candidats. Enfin, ceux qui contestent la pertinence du clivage gauche/droite sont plutôt des personnes très à droite... Je reprends un vieux débat : il est plus facile de déclarer de gauche ou d’extrême gauche que de droite ou d’extrême droite, voire de reconnaître qu’on est passé de l’un à l’autre…
-De quoi parle-t-on exactement quand on parle des « mouvements identitaires » ? Quelles thématiques portent-ils ?
On parle principalement du Bloc Identitaire, devenu depuis cet été Les Identitaires, et de son organisation de jeunesse, Génération Identitaire. Cependant, il existe d’autres formations comme Terre & peuple. Aujourd’hui, leurs thématiques sont les suivantes : rejet de l’islam, l’immigration perçue comme une forme de colonisation, avec le risque de substitution ethnique (le « grand remplacement ») ; la remigration (le retour forcé de ces populations vers leurs pays d’origine) ; l’idée que la criminalité est principalement le fait d’immigrés ; la nécessité d’une entraide ethnique (« aider les nôtres avant les autres ») ; préparation à la guerre ethnique qui arrive, etc.
- Quand ont-ils pris forme, et que représentent-ils aujourd’hui (un ordre de grandeur en nombre de militants) ?
Le BI est né de la dissolution d’ Unité radicale , en 2002. Il s’est constitué dans la foulée, avec un discours moins nationaliste-révolutionnaire propre à Unité radicale et plus axé sur l’identité. Ceci dit, Terre & Peuple le précède d’une dizaine d’année : il est né en 1994, en tant que courant du FN, avant que ses animateurs ne suivent Bruno Mégret dans sa scission. Aujourd’hui, la mouvance identitaire est estimée à environ, et au grand maximum, 1500 à 2000 personnes, toutes tendances confondues.
Quel est le degré de violence, dans leur action, des identitaires ?
Cela dépend de l’origine politique du militant : ceux qui viennent du GUD ou de la mouvance skinhead (surtout la première génération de militants du BI, provenant d’Unité radicale) étaient des militants violents, qui n’hésitaient pas à provoquer leurs adversaires (comprendre les « antifas »). Ils se voyaient comme des « rebelles blancs ». Comme cette stratégie est stérile, ils l’ont abandonné petit à petit. A cette violence s’est substituée la pratique des coups médiatiques (occupation de la mosquée de Poitiers, marche des cochons, sit-in sur les ponts de Calais, etc.), plus spectaculaire et surtout moins risqué sur le plan pénal.
Les condamnations sont-elles fréquentes ?
Les militants identitaires les plus anciens ont un casier judiciaire assez rempli. Aujourd’hui, il y a encore des condamnations, mais elles sont moins fortes : on ne risque pas la même peine pour un sit-in que pour des violences physiques. Ceci dit, les agressions physiques restent encore présentes, mais relèvent plutôt de militants ingérables que d’une réelle stratégie concertée.
-Y’a-t-il, au delà de quelques transfuges, une réelle porosité entre le FN et ces groupuscules ?
Aux dernières élections municipales, Fabrice Robert se vantait dans la revue interne du BI d’avoir une soixantaine de militants élus sur des listes Rassemblement Bleu Marine. Il y a également plusieurs cas de militants du BI travaillant pour des élus frontistes. La porosité existe donc bien, et cela dès 2012 : ainsi le FN a investi comme candidate à Ginguamp l’ex-attachée de presse du BI.
-N’est ce pas paradoxal pour un parti en quête de respectabilité ?
Oui et non : oui car nous sommes face à des militants radicaux, plus radicaux que le FN ; et non car ce parti a besoin de militants aguerris. Ceux du BI le sont et ont un savoir-faire (dans le domaine du « buzz » médiatique et de l’agit-prop) dont le FN a besoin.
-Y’a-t-il divergences au sein du FN sur l’attitude à avoir face à ces groupuscules ?
Certains au sein du FN, en particulier dans la tendance national-républicaine, voit d’un mauvais œil l’arrivée de militants dont le discours est axé sur l’ethnicité et les identités régionales : la mouvance identitaire défend le régionalisme et l’identité blanche tandis que le FN promeut au contraire un nationalisme jacobin.
-Philippe Vardon plaide le fait d’avoir changé, certains frontistes disent des identitaires qu’ils sont leurs « trotskystes », ces identitaires notabilisés ont-ils évolué, ou font-ils de l’entrisme ?
Je vous répondrai : les deux. Certains cherchent à se « caser », sont à la recherche d’une stabilité sociale et économique. Ils souhaitent aussi quitter une radicalité qui, souvent, leur a coûté cher dans leur vie professionnelle et les a stigmatisés. Cette évolution est souvent liée à la constitution d’une famille et à l’abandon de la violence physique. D’autres restent des militants et font de l’entrisme pour imposer leurs thématiques depuis l’intérieur du parti. Ceux-là sont les « trotskystes ». Cette stratégie est d’ailleurs revendiquée par les dirigeants des Identitaires.
- On évoque très souvent la volonté de Marine Le Pen de « dédiaboliser » son parti. La flamme disparait, le nom de Le Pen apparait moins etc. Cette « stratégie » a débuté quand ? Avec l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN ?
Oui, cette stratégie date de l’arrivée de Marine le Pen. Son père assumait l’image qu’il avait contribuée à créer (la flamme est un « cadeau » du MSI italien). En outre, comme son père est coutumier de provocations diverses (le « point de détail », « Duraffour crématoire », etc.), cela cadre mal avec une volonté de professionnalisme et de respectabilité. Il est somme toute logique, pour un parti qui cherche à se présenter comme une alternative sérieuse à l’« UMPS », de chercher à se donner une autre image. Après, est-ce que les idées ont changé, c’est une autre histoire…
- En quoi cette campagne se différencie-t-elle de celle de 2012 (dans les thèmes évoqués, dans la communication) ?
Déjà, il n’y a plus la figure paternelle… Ensuite, les parrainages ont été obtenus beaucoup facilement. Enfin, la campagne est mieux rodée et déconcerte moins que celle de 2012. La communication est plus professionnelle et le parti a su capitalisé les différentes élections précédentes, malgré les défections. Marine Le Pen a également su capitalisé son image positive. Les thèmes sont assez similaires : la ruralité, l’« État-stratège », la défense des services publics, les questions économiques et monétaires, l’immigration, l’insécurité, etc. Avec une nouveauté néanmoins : un volet écologique plus développé.
- Finalement en « gauchisant » son programme pour draguer l’électorat populaire tout en se positionnant comme défenseur de certaines valeurs, le FN n’est pas dans la continuité de « l’idéal » d’une certaine extrême-droite historique, notamment durant les années 30 ? L’aspect « libéral » n’est pas seulement une parenthèse ?
Non, le libéralisme était un point doctrinal important pour Jean-Marie Le Pen qui, il ne faut pas l’oublier, une figure importante du poujadisme (il fut élu député sous cette étiquette en 1956). Enfin, il ne faut pas tout réduire aux années 1930 car l’extrême droite, dès la fin du XIXe siècle avait un volet social. Pensons, par exemple, au boulangisme, aux ligues, voire à l’Action française… il n’y à rien de neuf sous le soleil. Enfin, les partis populistes « surfent » sur l’air du temps, sur les peurs du déclassement. Il ya une forte demande, de la part d’un certain électorat, d’un discours protecteur, d’une volonté d’État-Providence…
- Peut-on dire que Marine Le Pen insiste moins sur l’aspect « identitaire », sur les thèmes liés à l’immigration ? Est-ce nécessaire ? Le message répété depuis des années est finalement connu et ne pas le répéter permet d’adoucir les angles à moindre frais...
Non, elle insiste toujours sur ces thématiques. Ce sont des thèmes porteurs qui touchent son électorat, au même titre que celui de l’État-Providence. Il s’agit pour celui-ci d’exclure les étrangers du système social français. Il y a une dizaine d’année, Pascal Perrineau avait parlé à ce sujet de « chauvinisme de l’État-Providence ». Les Identitaires, arrivés récemment au sein du parti, sont connus pour leurs thématiques (« remigration », « immigration-colonisation », « grand remplacement », etc.) et cherchent à les imposer au sein du parti, avec succès auprès de Marion Maréchal-Le Pen. Les angles ne sont pas amoindris, bien au contraire.
- Y’a-t-il vraiment une recomposition du parti ? Il me semble que des figures à la direction sont des anciens. Ils tiennent les dérapages des nouveaux élus. Les sanctions contre les militants ayant justement dérapé sont médiatisés mais est-ce vraiment une tendance lourde ?
Il y a une certaine recomposition du parti entre deux grandes tendances, celle de Florian Philippot et celle de Marion Maréchal-Le Pen. La première insiste sur le discours national-républicain et le social ; tandis que la seconde insiste quant à elle sur l’identité et les valeurs. Autour de Marine Le Pen sont très présents d’anciens mégrétistes (Steeve Briois, Nicolas Bay, Bruno Bilde notamment), qui sont revenus après l’échec de Bruno Mégret : elle a marginalisé d’anciens figures du FN, à l’exception de Walleyrand de Saint-Just, au profit de personnes au profil « plus neutre ». Ils tiennent « les dérapages des nouveaux élus », mais pas ceux de proches de Marine Le Pen issus des rangs du GUD, comme l’ont montré des faits-divers récents. Ce qu’ils cherchent à contrôler, c’est plutôt la médiatisation de ceux-ci…
- Le terme de fachosphère est très couramment employé dans les médias depuis son apparition vers 2008. Est-ce un terme qui vous semble légitime ? Ou vaudrait-il notamment mieux parler de fachosphères au pluriel ?
Il est légitime dans le sens où les différentes familles idéologiques de l’extrême droite ont investi le Web en force, mais comme vous le faites remarquer, l’extrême droite au singulier n’existe pas : il y a différentes familles, aux idéologies parfois opposées : il y a un monde entre un néopaïen identitaire régionaliste et un national-républicain. En ce sens, il est plus judicieux de parler de fachosphères, au pluriel.
- Si oui (ce que je pense a priori, mais dites-moi), combien de « familles » identifiez-vous au sein de cette nébuleuse ? Lesquelles ?
J’en vois 7 grandes, pêle-mêle : les Identitaires, les nationalistes-révolutionnaires (je mets dedans une structure comme Egalité & Réconciliation ainsi que les néofascistes), les néo-droitiers, les néonazis, les catholiques traditionalistes, les monarchistes, les populistes.
- Existe-t-il néanmoins des points communs, sur le plan idéologique, un fond de pensée commun entre toutes ces tendances ? L’idée du complot, ou tout du moins du « système », s’inscrit-elle notamment dans la tradition maurrassienne (« pays légal », etc.) ? Ou est-ce une recréation moderne, étroitement liée à l’outil de diffusion Internet et réseaux sociaux ?
Oui. Il y a un même rejet des Lumières, un refus de la modernité libérale, surtout philosophique (Droits de l’Homme notamment), une nostalgie d’un âge d’or révolu, d’un organicisme social, un anti-intellectualisme qui s’inscrit dans le populisme, un rejet des corps intermédiaires (éloge du référendum et de la démocratie directe), parfois l’éloge d’une société inégalitaire, une quête de l’homogénéité, surtout ethnique, et de l’identité, etc.
La critique du « système » est une vieille antienne. L’expression est assez floue pour recouvrir différents sens : l’ « axe américano-sioniste », la République, la démocratie parlementaire. Il est vrai que cette expression a retrouvé une nouvelle jeunesse, non seulement avec Internet, mais avec les candidats à la présidentielle qui se veulent « antisystème » malgré une carrière comme député, membre de cabinet ministériel ou sénateur… l’expression est intimement lié aujourd’hui à l’éloge du populisme.
- Peut-on notamment définir une attitude commune au sujet de la démocratie ? Quelle est l’appréhension de ce système politique au sein de la fachosphère ? Les royalistes ultra, les néonazis y sont a priori défavorables ? Qu’en est-il des courants plus « récents », comme les identitaires ou les admirateurs de Soral ? Sont-ils par exemple « populistes », en tout cas partisans d’une démocratie sans intermédiaires entre le leader et le « peuple » ?
Comme je l’ai dit précédemment, le rapport à la démocratie est ambigu. Il faut déjà savoir ce que le terme recouvre comme sens… Les populistes en font l’éloge, mais discrimine une partie de la population. Ici, il faut le comprendre au sens de l’ethnos-demos, le peuple ethnique : le « peuple » ainsi sanctifié recouvre les « français de souche »… les néonazis, les néofascistes et les monarchistes la rejettent. Les Identitaires (c’est-à-dire le Bloc Identitaire sous sa nouvelle appellation) la conçoivent d’une manière ethnique, les autres tendances identitaires la rejettent et font l’éloge du « chef-né »… Une précision, en passant : la tendance identitaire n’est pas récente : son origine est à chercher dans la Nouvelle Droite des années 1970/1980 dont certains cadres ont participé à l’émergence de la mouvance identitaire actuelle. Pour le cas soralien, il s’inscrit dans la mouvance nationaliste-révolutionnaire, avec un culte du chef. La démocratie parlementaire est rejetée. Tous font l’éloge du populisme, au sens où vous l’avez défini… mais le populisme n’implique pas forcément la démocratie, bien au contraire.