Le 13 juin dernier, notre camarade Yannis Youlountas a été agressé par des néonazis dans le quartier du Pirée, à Athènes : il va mieux désormais, et a publié le 25 juin ce texte dans lequel il revient sur cette agression, pour rappeler que, si lui s’en est sorti, ce n’est pas le cas de toutes les victimes de l’extrême droite.
Dix jours après mon agression par des néo-nazis au Pirée, je suis debout et presque remis, bien que boiteux et le dos douloureux. Mais je relativise : d’autres sont au cimetière. Ce soir, je pense bien sûr à Pavlos Fyssas dont le procès des assassins entre enfin dans sa dernière phase, six ans après le crime de Keratsini, à l’ouest du Pirée. Je pense également à Clément Méric et à d’autres antifascistes du monde entier, battus à mort ou poignardés pour leurs idées, leur engagement, leur lutte.
Mais je pense plus encore à celles et ceux qui n’ont pas choisi ce combat et qui sont tombés quand même, parfois sans se relever. Quand Shehzad Luqman, un jeune Pakistanais de 27 ans, a été assassiné neuf mois avant Pavlos à deux jets de pierre de l’Acropole, peu de gens ont réagi en Grèce, excepté dans les milieux militants et au sein du quartier où l’attaque a eu lieu. Shehzad travaillait sur des marchés. Il partait à 2h30 du matin pour aller charger des caisses d’oranges pour un salaire de misère, en pleine nuit, avec d’autres précaires fluets et bazanés. Il gagnait 20 euros par nuit travaillée, une somme qu’il envoyait en grande partie à ses 8 frères et sœurs qui vivaient dans la pauvreté dans son pays d’origine. Shehzad fut, à l’époque, le cinquième Pakistanais assassiné alors qu’Aube Dorée tentait de prendre le contrôle de plusieurs quartiers d’Athènes et de semer la peur parmi les « non conformes ». Depuis lors, des centaines d’autres migrants ont été attaqués, plusieurs sont morts sous les coups, la torture ou les armes, et tous les autres vivent en permanence sous l’épée de Damoclès des agressions au faciès. Mais heureusement, la lutte contre la peste brune s’est également intensifiée et, au fil du temps, les fascistes ont du reculer.
La riposte antifasciste en Grèce
Devant la multiplication des agressions, mes camarades du groupe antifasciste Distomo et de l’équipe médicale du dispensaire autogéré d’Exarcheia tentèrent l’impossible : reprendre Agios Panteleimonas, un quartier inquiétant qui était devenu l’épicentre des violences néo-nazies dans Athènes et le principal point de rencontre des nostalgiques de la zvastika. La plupart de mes camarades fondateurs de Distomo étaient également membres des principaux centres sociaux d’Exarcheia. Certains venaient également de fonder, au même moment, le groupe Rouvikonas pour lutter, ici contre le fascisme, là contre le capitalisme et l’État, des fléaux qui sont tous, en réalité, les têtes d’un même monstre : la volonté de dominer. Au fil des mois, les fascistes furent chassés d’Agios Panteleimonas et la place centrale redevint une joyeuse aire de jeux pour les enfants de toutes les couleurs. Pour se venger, à partir de 2015, des commandos néo-nazis tentèrent d’attaquer et de détruire des squats de réfugiés, au point d’essayer de brûler vivantes les familles du Notara 26 une nuit d’août 2016, mais sans y parvenir fort heureusement.
Durant l’année suivante, cette fois en Crète, les locaux d’Aube Dorée furent systématiquement attaqués, ravagés et poussés à la fermeture définitive, les uns après les autres, au point de ne plus avoir aucun local sur l’île ! Ce fut également le cas dans d’autres secteurs et villes de Grèce. La résistance ne reculait pas devant les menaces fascistes ni devant les rappels à l’ordre de l’État qui envoyait souvent sa police pour s’interposer et protéger du même coup les « surhommes ».
Au printemps 2017, c’est au Pirée, devenu la principale zone de repli des fascistes en Attique, que d’autres camarades anti-autoritaires et antifascistes ont décidé de poursuivre la lutte. Un nouveau centre social autogéré a courageusement été installé en pleine zone hostile sous le nom de Favela. Depuis deux ans, ce lieu a essuyé d’innombrables attaques et tentatives d’intimidation. C’est dans ce lieu qu’Eleftheria Tobatzoglou, la jeune avocate de la famille Fyssas, et quatre autres camarades ont été blessés jusqu’au sang par un commando néo-nazi, un an après son ouverture. C’est à la sortie de ce même lieu, à la veille de son deuxième anniversaire, que j’ai subi à mon tour un guet-apens.
La dégringolade d’Aube Dorée
De défaites en défaites, les fascistes nous vouent désormais une haine sans borne. Certains regards en disent long. Aube Dorée approche actuellement de la fin de son procès et s’inquiète déjà des sentences. Il y a un mois, le parti néo-nazi a pris une déculottée aux Européennes, perdant la moitié de ses voix, et il craint maintenant de perdre tous ses sièges au parlement le 7 juillet (il faut 3% minimum aux Législatives pour obtenir un siège et Aube Dorée, en pleine chute, est tombé à 4% aux Européennes). L’antifascisme de terrain, sans compromis avec le pouvoir, a une fois de plus fait ses preuves, même si cette riposte âpre et difficile est loin d’être terminée. Cette lutte s’appuie sur l’action directe, la solidarité et la formation : politique, historique, philosophique… Attention, quand je dis philosophique, c’est bien sûr à l’opposé des philosophes de salon et de plateaux télés, soigneusement coiffés avec leur belle chemise blanche à haut col et leur pantalon bien propre. Ces notables tranquilles qui se suffisent de signer des pétitions pour se dire engagés et qui écrivent des livres interminables pour nous dire comment agir sans nous montrer le moindre échantillon dans leur existence, entre couvertures de magazines et petits-fours, sont à l’antifascisme, à l’humanisme ou encore à l’anarchisme ce qu’un rouleau de PQ est à « Dieu et l’État » de Bakounine.
Le choix d’être une cible
Bref, ce soir, je pense à Shehzad Luqman. Je pense à toutes celles et ceux qui, comme lui, n’avaient pas « la bonne couleur de peau » selon les critères des fascistes grecs. Je relativise d’autant plus ce qui m’est arrivé. Pour ainsi dire, j’ai choisi d’être une cible, d’autres pas. En tant que militant antifasciste, j’ai décidé librement de m’engager dans cette lutte, même si certains événements violents dans mon enfance ont contribué à ce choix. J’ai examiné les moyens, les risques, le terrain. J’ai fait également le choix de ne pas cacher mon identité, sauf pour certaines actions bien sûr, et je comprends parfaitement que la plupart de mes camarades n’aillent pas jusque là, ce qui ne les empêche pas de prendre souvent de gros risques. Étant de toutes façons visible en tant qu’écrivain et réalisateur avec des créations clairement libertaires et antifascistes que j’accompagne souvent pour échanger avec le public, je me suis, de fait, résolu à faire ce choix et à accepter ses conséquences en accord avec Maud, la première de mes camarades de luttes, celle dont je partage la vie. Depuis six ans, au fil des 800 projections-débats de nos trois films, nous avons offert de nombreuses opportunités à nos ennemis de nous attaquer en dévoilant nos horaires et lieux précis de passage sur les agendas de nos sites de films. Cependant, nous n’avons que rarement été agressés, plus ou moins violemment, seuls ou avec du soutien rapidement.
Mais cette fois, je suis passé tout près du pire. Je le sais. Je l’assume. Maud aussi. C’était notre choix. Ça le reste. Nous ne sommes pas des spectateurs de la lutte, voleurs d’images et de témoignages, nous sommes au cœur de celle-ci, parmi nos camarades, en Grèce comme en France et ailleurs. Nous ne vivons pas de nos créations militantes. Nous soutenons au contraire doublement les lieux et collectifs que nous présentons : par la contre-information d’une part et par le soutien financier et matériel d’autre part au moyen des recettes de nos films et des convois que nous proposons à celles et ceux qui veulent venir voir et aider à la fois. Nous sommes déterminés à continuer, quels que soit le contexte, la forme et les obstacles, à commencer par les menaces fascistes de plus en plus fréquentes.
Nous sommes des millions de cibles potentielles
Le monde entier devient fasciste. Ce n’est pas une métaphore. C’est un fait. Et c’est tout à fait logique : le capitalisme se durcit, provoquant des réactions. La société devient de plus en plus autoritaire, tant pour contrer les résistances au durcissement du capitalisme que pour détourner la révolte en colère contre des innocents, également victimes de ce fléau planétaire. Partout, le pouvoir divise pour mieux régner, c’est son essence même, en montrant du doigt ceux qui sont différents, ceux qui viennent d’ailleurs, ceux qui ont d’autres habitudes. Simultanément, il consolide le patriotisme, la passion du clocher jusqu’à loucher, l’amour du drapeau et rétablit un service national pour bien faire la leçon à tout le monde. Après tant d’autres pays durant la dernière décennie, l’hexagone se dirige tout droit dans les bras de Le Pen. Dans ce contexte, nous sommes des milliers, des millions de cibles potentielles pour les années à venir, qu’on l’ait choisi ou pas. Autant savoir à quoi s’en tenir et se préparer.
Fais pas ci, fais pas ça !
Ce soir, en Grèce, pays où l’extrême-droite pèse pourtant moins qu’en France, je suis contraint de cacher le lieu où je vis dans mon île de Crète. Tout un réseau d’amis et de cousins autour de moi participe à cette protection et veillent aussi sur Maud et Achille. Idem de l’autre côté de la mer de Crète : désormais, mes camarades athéniens me demandent, à mon retour dans la capitale, de ne plus sortir d’Exarcheia sans être accompagné. Ils sont convaincus qu’après le demi échec du 13 juin, une nouvelle attaque pourrait me viser, tant pour mes activités militantes (actions, articles, films…) que pour mon implication dans le financement de Rouvikonas, Distomo, Favela et d’autres lieux et collectifs aidés depuis des années par les films et les convois. Pendant ma convalescence à Exarcheia, Mimi, Vangelis, Giorgos et les autres ont beaucoup veillé sur moi, au point – je l’avoue – de m’étouffer parfois : fais pas ci, fais pas ça ! Ce fut parfois drôle, toujours affectueux. Les uns allaient m’acheter une minerve à la bonne taille (Mimi, Alexandros, Mimis…), les autres des remontants inconnus (Nikos, Katerina…), et ainsi de suite, d’un bout à l’autre du quartier ! Mon cercle de proches voulait même organiser une veillée à l’intérieur ma chambre quand j’étais au plus mal, peu après mon retour de l’hôpital. Je m’en doutais, mais désormais j’en suis sûr : les diables d’Exarcheia sont en réalité des anges, des anges gardiens noirs et rouges.
Rassemblement ce mardi soir au Pirée
Ce mardi soir au Pirée, un rassemblement antifasciste est prévu, suite à ce qui est arrivé : 19h30 place Karnari à l’appel des collectifs antifascistes, antiracistes, solidaires, migrants, antiautoritaires et anticapitalistes. Je ne sais quoi dire ! Comme je l’ai déjà écrit, j’ai choisi d’être une cible, d’autres pas. Cependant je sais que, même si mon nom est mentionné en haut de l’appel, la raison est tout de même plus large que mon petit cas sans grand intérêt. Mes camarades veulent tout simplement maintenir la pression et ils ont bien raison. Mais ça fait tout de même bizarre de se retrouver en haut d’un tract contre Aube Dorée.
Forcing grotesque des chaînes de télés pour m’inviter
Durant les derniers jours, une autre chose surprenante m’est arrivée. Pendant que je découvrais avec Maud vos messages et communiqués de France, de Grèce et parfois d’ailleurs (me secouant évidemment les tripes et m’arrachant parfois quelques larmes), mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. Non, ce n’était pas des amis ou camarades de je ne sais où ! C’était juste les médias du pouvoir ! Oui, vous avez bien lu : les principales chaînes de télés nous ont contactés à plusieurs reprises pour tenter de m’inviter dans leurs émissions dégueulasses. Même la pire des chaînes en Grèce, Star News, qui est l’équivalent de TF1 et BFMtv en France ! Pour bien comprendre, il faut savoir que Star News est la chaîne qui a le plus critiqué Exarcheia ces dernières années et qui a propagé la rumeur selon laquelle nos convois solidaires transportaient des armes pour la guerre civile (notamment des Kalachnikovs), excitant contre nous les fascistes.
Autrement dit, c’est la chaîne qui a le plus monté les fascistes et leurs journaux contre les convois et en particulier contre moi qui a voulu m’inviter « pour m’épauler contre l’ennemi commun » (sic). La bonne blague ! Non seulement je refuse toujours de mettre les pieds sur les plateaux télés (exceptés les webtélés autogérées), mais en plus sur la chaîne qui m’a le plus mis en danger, ce serait un comble ! C’est ce que j’ai répondu à Vangelis Goumas de Star News quand il m’a contacté à plusieurs reprises. Il a même proposé à Maud de parler à ma place, chose qu’elle a évidemment refusé (c’était vraiment mal connaître Maud). Bref, j’ai eu droit au grand numéro durant quelques jours ! Ces gens-là sont vraiment prêts à tout.
Boycotter résolument les médias du pouvoir
Les choses sont parfaitement claires : les médias du pouvoir font partie des principaux instruments de domination qui saccagent nos vies, désinforment, abrutissent, détournent, avilient, entretiennent le réflexe stupide de la compétition, de la concurrence, de la peur, du repli sur soi, de l’égoïsme à toutes les sauces. Ni ma petite personne ni aucun autre militant de la liberté et de l’égalité ne parviendra jamais à dynamiter de l’intérieur l’énorme fabrique de l’opinion que sont les médias du pouvoir. C’est totalement inutile d’essayer. Cela ne fait que cautionner le reste du contenu par notre simple participation. C’est pourquoi, je continue à boycotter et à suggérer de boycotter. C’est à nous de développer nos propres outils : webtélés et journaux, tous indépendants et autogérés, sans chef ni larbin bien sûr. Reste le problème de Facebook, média du pouvoir mais tout de même moins vertical que la télé, puisque nous avons la possibilité d’échanger et propager nos informations et nos idées. Préparons-nous là encore : bientôt viendra le jour où la censure et les freins techniques seront devenus beaucoup trop forts sur Facebook pour qu’on persiste à rester au prétexte du nombre énorme de membres à travers le monde. Je ne sais pas encore si c’est Facebook qui va (définitivement) me virer le premier, ou bien si je serai parti avant, mais ça ne durera pas jusqu’aux calendes grecques.
Le problème n’est pas de mourir
La Crète revêt son grand manteau noir. La nuit jette une poignée d’étoiles au zénith et suspend la canicule pour quelques heures. Mes voisins sortent dans les ruelles, une chaise à la main. On respire enfin, dans la tiédeur de la nuit. On entend des gens parler un peu partout, rire, et parfois même chanter. Achille commence à gratter sa mandoline avec un ami plus âgé qui joue du luth. Des bras se joignent pour danser, épaule contre épaule, sautant parfois en l’air comme pour attraper la lune. Un quartier de lune si brillant qu’on croirait presque voir la Terre. L’illusion visuelle est également due à la pesanteur : on se sent plus léger en Crète, comme si on marchait sur la lune. Ici, on dit souvent que la mort n’est pas un problème. Que le seul problème, c’est la vie. Autrement dit, la seule question est tout simplement ce qu’on ose en faire ou pas. Le pire est de ne pas vivre sa vie : à force de tout craindre, de fuir le danger, d’attendre et d’espérer, de se replier dans une petite existence confortable réglée comme du papier à musique et de s’enfermer dans sa maison, entre quatre murs, comme dans un cercueil.
Non, cette course en avant ne sert à rien. Le problème n’est pas de mourir, mais de ne pas vivre.
La vraie vie est dehors : non pas dans le cercueil anticipé d’objets grotesques qui surchargent les murs intérieurs de nos logements, mais bien dans la foule multicolore, cette foule qui nous a donné la vie, parmi celles et ceux qui luttent et aux côtés des opprimés de ce vieux monde autoritaire, inégalitaire et injuste. Vivre ne peut se réduire au projet minimaliste de se protéger, soi-même et ses proches, mais également de défendre et soutenir l’émancipation de toutes celles et ceux qui souffrent sous les effets les plus déplorables des rapports de domination et d’exploitation. Vivre, ce n’est pas se barricader chez soi, mais monter des barricades partout où c’est nécessaire. Quand bien même notre vie serait plus courte, ce qui n’est pas certain, nous ne luttons pas pour notre vie, mais pour la vie.
Dans la dystopie actuelle, l’enjeu immédiat est de sauver la vie tout entière de l’impasse mortifère du capitalisme et de la libérer des rapports de domination qui confisquent nos existences. Telle est la couleur de mes idées. Telle est ma raison d’être une cible parmi tant d’autres.
Yannis Youlountas