Les théories du complot ne datent pas d’hier. Pour mémoire, l’une des première théories relève elle-même d’un complot : l’invention d’un faux document (le Protocole des sages de Sion) par la police secrète tsariste afin d’utiliser l’antisémitisme pour canaliser la contestation naissante au sein du prolétariat russe, et le détourner de la critique du régime. Cette stratégie du bouc-émissaire va connaître, tout au long du XXe siècle, une propagation européenne (et même au-delà) qui la verra utilisée comme cache-misère par différents régimes politiques. Les théories complotistes antisémites connaitront jusqu’à aujourd’hui encore, le succès que l’on sait.

À notre époque, l’avènement des moyens de communications de masse, et surtout d’Internet, a fait littéralement exploser la quantité et la popularité des thèses complotistes, qui se déclinent désormais sous diverses formes plus ou moins ouvertement antisémites, ou plus ou moins grotesques. Le monde serait ainsi gouverné, au choix, par : les Juifs bien sûr, mais également la Reine d’Angleterre, des extraterrestres reptiliens, la société secrète des Illuminatis, des forces satanistes, les francs-maçons … Voire tout ça à la fois, selon certains syncrétismes.

Peur

On notera au passage qu’il ne faut pas s’étonner de voir Internet devenir le médium favori de la fausse critique, car Internet ne peut pas offrir les éléments les plus essentiels à la formation de l’esprit critique, à savoir la socialisation et l’expérimentation concrète. La socialisation qu’il offre est virtuelle, et l’expérience y est remplacée par une surabondance de moyens de raconter et de lire n’importe quoi, sans offrir aucun moyen de vérification par les faits, mais seulement par la confrontation d’autres opinions tout aussi invérifiables, et toutes aussi égales entre elles dans leur insignifiance.

Une fois qu’on les a dépouillée de l’énumération d’anecdotes rocambolesques à laquelle les pseudo-théories du complot se résument, et qui circulent via des documentaires Youtube (les maîtres du monde sont décidément, de petits étourdis), les théories du complot ne disent, de toute façon, pas grand-chose, parce qu’elles n’ont pas grand-chose à dire, et elles n’ont pas grand-chose à dire parce qu’elles sont une hypothèse inutile.

Deux patrons peuvent bien faire partie, ou non, d’un même club, ce n’est pas en tant qu’ils sont membres de ce club qu’ils sont patrons, c’est du fait qu’ils possèdent les moyens de production. Pour celui qui travaille dans un fast-food, donc qui se fait exploiter dans la réalisation d’un travail aliéné et abstrait, on comprend mal en quoi le fait que son patron soit, ou non, un Juif, un Illuminati (ou même un extraterrestre) change quoi que ce soit à la nature de son rapport social avec lui.

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Il n’y a aucun « complot » derrière l’exploitation économique, il n’y a qu’un rapport social fondé sur la propriété privée des moyens de production : celui qui possède les moyens de production n’a pas besoin de se dissimuler, et celui qui travaille, si il veut s’émanciper, n’a pas besoin de savoir si son patron est Juif, catholique, de la planète Mars ou membre du club d’échec de Bourg-en-Bresse. Celui qui veut s’émanciper de son exploitation doit s’organiser et lutter, mais toute la réelle difficulté est là, et aucune vidéo Youtube n’en viendra à bout. Certes, il existe diverses formes d’ententes et de coordinations chez les puissants, mais il existe tout autant de forme de rivalités, de concurrences et de contradictions parce que le capitalisme repose sur une dialectique entre dynamiques hégémoniques et concurrentielles, entre concentration et rivalité, et ne peut pas exister sans l’une de ces forces, de même que l’une ne peut exister sans l’autre. De fait, la domination capitaliste étant, en dernier ressort, une domination de l’économie sur les hommes, il importe peu que cette domination s’incarne localement dans le grand patron X ou le petit patron Y, le groupe social W ou Z, dans Carrefour ou l’épicerie du coin : au final il s’agit de rapports sociaux qui se sont détachés des hommes.

La conception complotiste du pouvoir est une conception « pyramidale », conception simpliste, pour ne pas dire totalement enfantine : le pouvoir ne peut pas avoir de structure solide et stable parce qu’il est un ensemble de champs et un ensemble de rapports de force en leur sein, perpétuellement changeants, soumis à des tensions, des circulations, soumis à une logique de réseau, réseau qui n’a pas de sommet, ni de « tête », ni de « centre » mais une multiplicité de pôles et de nœuds, de formes d’alliances et de concurrences qui se font et se défont. C’est cette complexité qui le rend difficile à saisir, et qui ouvre donc la voie à des théories simplifiées.

Il n’y a pas de cristallisation définitive des rapports de pouvoir en une structure finale, en un champ définitif, qui serait de type pyramidal ou autre, parce qu’une telle solidification supposerait un immobilisme qui signifierait sa fin, et l’existence d’une « tête » au pouvoir supposerait, dès lors, que cette « tête » n’aurait qu’à être coupée. Même à l’époque d’une structuration rigide et hiérarchique, quasi-pyramidale, des rapports de pouvoir, le complot était encore totalement inutile, au contraire : l’architecture, les arts, les moyens de communication en général ont toujours servi à mettre en scène le pouvoir les empires, les monarchies ont duré des siècles, voir des millénaires sans que les maîtres du monde aient eu à faire face à des révoltes sérieuses.

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La théorie du complot est un attrape-nigaud qui envoie les naïfs à la chasse à la licorne alors que la réalité est simplement en permanence sous nos yeux : la police est dans toutes les rues, les managers et petits-chefs sont derrière nous au travail, chaque patron à sa propre page web, les chefs d’état sont sur toutes les chaînes, et le réveil sonne tous les matins pour nous appeler au travail forcé… simplement nous ne faisons jamais rien. Parce que toute la vraie difficulté est là. Si le conspirationiste pense que c’est par le complot que l’on gouverne, il y a, derrière cette croyance, une forme d’idéalisme qui suppose que la révolte est tout naturellement produite par la connaissance de l’oppression, et non par des conditions matérielles et des circonstances déterminées. Cette croyance que la connaissance de l’oppression produit la révolte comme par magie ne peut être tenace que chez des individus qui se tiennent suffisamment à l’écart des mouvements sociaux pour méconnaître toutes les difficultés que rencontre tout en chacun qui, ayant pris connaissance de son oppression, doit ensuite faire face aux difficultés matérielles d’avoir à s’organiser."