Alors que tous les médias français se focalisent sur la situation française, certes inédite et préoccupante, avec un Front national autour de 25%, il nous a semblé intéressant de savoir ce qui se passe chez le principal partenaire européen de la France, à savoir l’Allemagne. Alors que le FN, pour sa sortie de l’euro, compte sur une décision allemande d’y mettre fin, le parti le plus à même de défendre cette position ne veut pourtant rien avoir à faire avec lui. On parle ici bien sûr non pas du NPD, insignifiant sur le plan électoral, mais du tout nouveau Alternative für Deutschland (AfD, Alternative pour l’Allemagne), présenté généralement comme un simple parti eurosceptique, mais qui partage bien davantage avec l’extrême droite que ce qu’il veut bien faire croire.
Depuis l’APO (l’opposition extra-parlementaire) dans les années 1970 et 1980 et depuis la chute du Mur, un paysage politique doté de cinq forces politiques majeures s’est installé en Allemagne. On a ainsi pris l’habitude que les chrétiens-démocrates, les socio-démocrates et les libéraux (CDU-CSU, SPD et FDP) ainsi que les Verts (Grüne) et le PDS (héritier du SED de RDA) se partagent les voix et les sièges.
Mais ces dernières années, de nouveaux partis ont vu le jour outre-Rhin : il y a d’abord eu le Piratenpartei (qui a fait les gros titres de la presse allemande en raison de l’atmosphère très sexiste qui régnait en interne dans le parti) et puis, tout récemment (avril 2013) l’AfD (Alternative für Deutschland, Alternative pour l’Allemagne).
La particularité de ce parti, marqué par son national-libéralisme et son hostilité à l’euro, c’est qu’il a bien failli franchir la barre des 5% nécessaire à une représentation parlementaire en Allemagne aux dernières élections générales en septembre 2013, alors qu’il n’avait apparemment que quelques mois d’activité derrière lui. Et surtout que pour sa première participation aux élections européennes, il a réussi à totaliser 7%, soit deux fois plus que le FDP, le Parti libéral allemand, dont il dit être le concurrent direct.
Dans le contexte des élections européennes, la campagne menée par ce parti le classe sans difficulté dans la catégorie des eurosceptiques, mais d’une façon qui a tendance oblitérer ses autres orientations, moins connues, qui en font un parti dont le conservatisme et les revendications réactionnaires s’apparentent à ce que l’on retrouve chez un certain nombre de partis populistes d’extrême droite en Europe.
Historique et positionnements
L’AfD, qui dit compter 14 000 membres, est un parti créé autour de nombreux économistes (Bernd Lucke, professeur à l’université de Hambourg), de journalistes et de technocrates (Hans-Olaf Henkel, ancien président du Bundesvorstand der Deutschen Industrie, BDI, Union fédérale de l’Industrie allemande). À elle seule, cette composition sociale semble déjà aller à l’encontre de la classification du parti comme parti populiste d’extrême droite, ce que pourraient également confirmer les thèses, très élitistes, et les valeurs, très bismarckiennes, défendues par le parti. On retrouve d’ailleurs autour de l’AfD un certain nombre de membres de la vieille noblesse prussienne (comme Beatrix et Sven von Storch), qui n’hésitent pas à revendiquer le retour des biens et propriétés dont leurs familles ont été dépossédées à l’Est de l’Elbe.
Créée officiellement le 14 avril 2013, soit quelques mois avant les élections législatives allemandes, l’AfD existe en réalité depuis le 28 février de cette année-là ; mais le projet qu’elle concrétise correspond en réalité à la convergence de nombreuses associations et cercles de réflexions actifs sur Internet à différents niveaux (économiques, sociétaux, politiques).
Les chevaux de bataille de ces associations sont les suivants : la lutte contre l’influence des partis dans la vie politique (qui captureraient la chose politique au profit des « citoyens », on n’est pas loin de l’idée de complot…), contre le politiquement correct (voilà un argument populiste d’extrême droite) et, au niveau européen, contre le MSE (Mécanisme de Stabilité Européen). Ce point-là est particulièrement intéressant, car là encore, on retrouve un parti pris tout à fait identique à ceux qui font le fort des populistes d’extrême droite, mais à la sauce allemande : les riches Allemands ne souhaitent pas payer pour les pauvres de l’Europe du Sud, et certains, dans ces associations, voudraient ainsi mettre en place un euro du Nord. L’AfD s’appuie ici sur les arguments de la presse allemande (et pas que la presse à scandale) qui stigmatise les Espagnols « qui font la sieste », les Grecs « paresseux »… et qui sait, peut-être un jour les Français « qui font la grève ».
A contrario , l’argumentaire économique de l’AfD est de haut vol : il s’appuie sur les réflexions académiques des professeurs titulaires de chaires dans différentes universités, et sur les écrits théoriques produits par des think tanks tels que la Société Friedrich A. von Hayek et la Société Mont Pelerin.
On trouve donc dans les soutiens de l’AfD les Freie Wähler (les Électeurs libres), la Wahlalternative 2013 (l’Alternative électorale 2013, d’où est issu Bernd Lucke, le président de l’AfD), das Aktionsbündnis Direkte Demokratie e. V. (Collectif d’Action pour la Démocratie directe) et le réseau Zivile Koalition e.V. (Coalition civile), pour ne citer que les principaux.
Les lignes de force qui se dégagent de ces organisations, dont certains membres animent également l’AfD, sont des positions réactionnaires particulièrement dures. On retrouve ainsi pêle-mêle :
• un sexisme assumé, doublé d’un antiféminisme mis en avant par des femmes telles que Hedwig Freifrau von Beverfoerde [1] ;
• un racisme se revendiquant des thèses de Thilo Sarrazin [2] (sur la génétique de l’intelligence et le refus du métissage au nom de ce qu’il appelle l’infériorité des immigrés originaires de pays musulmans en Allemagne) ;
• une utilisation des outils politiques (associations de citoyens) et des termes de la gauche (rébellion, revendication du soutien des masses populaires, utilisation du terme démocratie directe) ;
• la revendication des mots d’ordre de Thatcher, de Reagan et de Pinochet (« There is no alternative ») ;
• une volonté de remettre en cause le suffrage universel (privation des droits civiques pour les chômeurs ou les « improductifs ») ;
• un retour aux valeurs des Junker, autrement dit, à l’Allemagne de Bismarck, toute Eisen und Blut (le fer et le sang)…
Proximités idéologiques avec l’extrême droite, ou comment faire avec un parti alien ?
Pour les antifascistes allemands, qui ont fort à faire avec le NPD, les concerts néonazis de RAC ou autre NS-black metal (quand ces concerts n’ont pas lieu en France où la police est beaucoup moins regardante, voir ici), l’AfD constitue un adversaire politique inédit (voir ici).
Bien entendu, la filiation de l’AfD avec le Bund freier Bürger lancé en 1994 par Manfred Brunner dans une optique anti-Maastricht et dont l’orientation clairement populiste d’extrême droite, a bien été soulignée par les antifas : aussi bien dans ses positions eurosceptiques que racistes (cf. Sarrazin), mais aussi en termes de personnalités faisant le pont entre les deux formations politiques (Bruno Bandulet, Joachim Starbatty, entre autres).
À propos de Bandulet, justement, c’est un rédacteur assidu du magazine de la Nouvelle Droite allemande Junge Freiheit , qui est précisément le journal qui se trouve reprendre le plus souvent les positions de l’AfD. Or, JF n’est pas un magazine qui est parvenu à se fondre totalement dans le paysage médiatique allemand au point d’avoir l’audience de la presse généraliste allemande, et de ce point de vue-là, l’AfD, qui relaie très souvent sur son site les articles de JF , n’est pas encore en mesure de se poser en parti populiste d’extrême droite. Il faudrait pour ce faire que la presse Springer (dont le tabloïd Bild ), soit moins mitigée à l’égard de ce parti et le soutienne de façon unanime, comme l’a fait un de ses titres, Die Welt . Rappelons pour mémoire que l’un des initiateurs de l’ancêtre de l’AfD, la Wahlalternative 2013, Konrad Adam, a été pendant sept ans le correspondant politique du journal Die Welt , et qu’il publie également dans la très conservatrice Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). Il est aujourd’hui porte-parole de l’AfD.
Concluons en reprenant l’excellent travail d’Andreas Kemper [3] sur la ligne de conduite et les objectifs à plus ou moins long terme de l’AfD :
• stopper ce que certains appellent la « dérive gauchiste » de la CDU et de celle que les Allemands appellent « Mutti », Angela Merkel ;
• « libéraliser » le FDP, c’est-à-dire appuyer l’aile national-libérale au sein du FDP ;
• renforcer les positions « conservatrices-libertaires » afin de lancer un mouvement allemand des Tea Party ;
• banaliser Junge Freiheit et permettre ainsi à l’AfD de se défendre contre l’étiquette populiste d’extrême droite ;
• ouvrir la voie au NPD ;
• offrir un tremplin à l’islamophobie ;
• représenter les petites entreprises familiales ;
• fédérer les adeptes de Sarrazin ;
• redonner de la crédibilité aux économistes, dont les théories échouent face à la crise.
À bien des égards, et les antifascistes allemands l’ont bien montré, l’AfD est un parti à surveiller, non pas parce qu’il faudrait faire la démonstration de ses positions réactionnaires racistes et antiféministes ou de ses accointances avec tel ou tel transfuge du NPD ou des Republikaner. Mais plutôt parce qu’il conjugue toutes ces positions, que l’on peut apparenter en France à celles de la Manif pour Tous, du Printemps Français, des plus durs de l’UMP, du Front National et du Medef. L’alternative que promeut l’AfD, c’est la « révolte de ceux qui donnent », le pouvoir à la bourgeoisie et aux possédants, l’abolition du droit de vote pour les « assistés », un système scolaire excluant toute ascension sociale, une politique nataliste instaurant une allocation par enfant (mais pas pour les mères trop jeunes, sans formation professionnelle ou sans emploi).