La campagne présidentielle et le résultat du premier tour interrogent le sens et l’efficacité des actions à venir contre l’extrême droite : la Horde vous propose quelques éléments d’analyse pour enrichir la réflexion collective à ce sujet.
La candidature très médiatique d’Eric Zemmour aura concentré l’attention et l’action des antifascistes, et permis une nouvelle phase de normalisation du Rassemblement national en général et de Marine Le Pen en particulier, lui permettant de se présenter comme modéré, voire démocratique. Que cet état de fait ait été voulu ou non par le principal intéressé ne change rien à l’affaire : le résultat est là, et le principal apport du candidat de Reconquête, relayé en boucle depuis septembre, aura été la banalisation de concepts auparavant propres au lexique de l’extrême droite la plus radicale, comme ceux de « grand remplacement » ou de « remigration ».
Logiquement, les antifascistes se sont mobilisé·es dans la rue, souvent efficacement, contre la propagande raciste de Zemmour, pour ne pas que ces idées se banalisent : mais, relayées en boucle depuis septembre à travers les réseaux sociaux et certains médias soit complices soit complaisants, elles auront largement pollué la campagne.
Le Rassemblement national a bien entendu défendu les mêmes idées, mais de façon plus sournoise. Marine Le Pen portait un discours « social » destiné à séduire sur sa gauche et à offrir une image rassembleuse, tandis que Jordan Bardella, président du RN, assumait sans complexe sur les plateaux télé le discours habituel du RN sur l’immigration et la sécurité... Une stratégie qu’on peut juger simpliste et grossière, mais qui a fonctionné.
Et puis, comme le disait déjà Bruno Gollnisch en 2002 après la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, « Nous n’avons pas eu besoin de faire campagne. Les autres l’ont fait pour nous. » Il suffit de se rappeler Valérie Pécresse, candidate des LR, parler de « grand remplacement » lors de l’un de ses meetings pour s’en convaincre…
Par ailleurs, Marine Le Pen a fait le travail de proximité que Zemmour, aveuglé par les chiffres astronomiques de ses sympathisants virtuels des réseaux sociaux et ses meetings géants, a négligé ou mis en scène de façon tellement artificielle que cela aura été finalement contre-productif, créant une bulle autour de lui au lieu d’un mouvement solide.
En misant sur les zones périurbaines et rurales, en faisant campagne loins de projecteurs, Marine Le Pen a vu juste, comme le montre le nombre de communes où elle est arrivée en tête (plus de 20000 sur les 35000 existantes). Ainsi s’affirme la fracture entre villes et périphéries, entre métropoles et campagnes. C’est clairement sur les communes rurales que Marine Le Pen a su s’appuyer. Alors même qu’elle a vécu jusqu’en 2014 dans un hôtel particulier de 430m2 dans le très select parc Montretout à Saint-Cloud dans les Hauts-de-Seine, elle a su incarner l’opposition à la « vie de château parisienne » que représente Macron.
Même si le RN ne s’est pas impliqué publiquement dans le mouvement des Gilets jaunes, beaucoup de celles et ceux qui se sont engagé·es dans le mouvement sont amèr·es, se disent que rien n’a changé et Le Pen a pu faire écho à certaines revendications qui étaient portées par ces personnes, surtout parmi les moins politisées.
Plusieurs sondages ont placé Marine Le Pen en tête des intentions de vote chez les 25-34 ans : ces jeunes électrices et électeurs ont grandi en voyant la présidente du RN invitée dans les médias comme n’importe quel autre politicien. Plus que ses idées, c’est surtout sa présence, et dans la foulée celle de son parti qui se sont banalisées. Elle fait désormais partie du décor : pour les jeunes des années 1980 et 1990, la présence de Le Pen à la télévision ou à la radio non seulement était rare, mais c’était toujours un évènement qui sentait le soufre et chaque passage était commenté avant et après pendant ses semaines. Aujourd’hui, le RN offre une multitude de visages, souvent lisses et jeunes, ce qui améliore également son intégration dans le paysage médiatique. Ce n’est peut-être pas d’ailleurs un hasard si les plus jeunes (les 18-24 ans), souvent plus enclins au vote contestataire, ont préféré voter Mélenchon que Le Pen… Un signe supplémentaire de sa normalisation.
Mais au-delà des explications sur le succès de Marine Le Pen, trop nombreuses pour pouvoir être toutes développées ici, ce sont aussi les réactions aux résultats du premier tour qui interrogent.
Le 21 avril 2002 avait été l’occasion de mobilisations monstres : la surprise avait été totale, car ni les médias, ni les sondages n’avaient annoncé Jean-Marie Le Pen au second tour, et un vent de panique avait soufflé, alors même que les chances de victoire finale du FN étaient quasi nulles.
Manifestation antifasciste le 1er mai 2002 à Bastille.
Tout le monde se revendiquait alors antifasciste dans une très grande confusion, et un très large front « républicain » s’était formé : le vote Chirac n’était pas discuté (pour rappel, le même Chirac sortait d’un premier mandat en cohabitation avec le PS, le PC, les Verts et les souverainistes de gauche). Certains, très isolés, comme par exemple le réseau libertaire No Pasaran ou Lutte ouvrière, avaient alors essayé de faire entendre une autre voix, non pas bien entendu pour justifier d’une manière ou d’une autre le vote FN, mais pour mettre en garde sur ce que serait une droite au pouvoir élue avec une écrasante majorité du corps électoral. De ces mobilisations antifascistes sans précédent depuis 1934, il n’est d’ailleurs rien sorti. Pire, les deux principaux réseaux antifascistes, No Pasaran et Ras l’Front, n’ont pas cessé de décliner jusqu’à finalement disparaître au début des années 2010.
En 2017, la situation est différente puisque la présence de Marine Le Pen au second tour était annoncée comme possible avant les résultats du premier tour. Le choc émotionnel causé par la présence de l’extrême droite au second tour n’est plus le même que la première fois, et l’on n’a pas vu de manifestations aussi massives qu’en 2002. Le travail de normalisation de l’extrême droite mené d’une part par le FN lui-même depuis que Marine Le Pen en a pris la présidence, et d’autre part par certaines personnalités des médias et de la classe politique, a porté ses fruits. Alors même que la violence de l’extrême droite était revenue sur le devant de la scène (notre camarade Clément Méric était tombé sous les coups de skinheads néonazis en 2013) et que le courant national-catholique et au-delà la frange la plus réactionnaire de la droite avait battu le pavé pendant plusieurs années dans une campagne homophobe d’une ampleur sans précédent.
Là encore, la réaction antifasciste du moment a été un feu de paille. Le mouvement « Ni Macron Ni Le Pen » qui prend forme n’a débouché sur aucune construction politique concrète. En dépit de l’urgence, aucun cadre organisationnel ne se met en place, et en l’absence d’une coordination nationale fonctionnelle, on voit mal comment il aurait pu en être autrement.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, rejouer ce scénario semble encore plus vain. Il reste bien sûr toujours nécessaire et même vital d’exprimer sa colère et son refus de l’extrême droite : mais en cinq ans de politique répressive, antisociale et ultralibérale, Macron a fait la démonstration que non seulement il n’est en rien un moyen de contrer l’extrême droite, mais bien le principal artisan de sa réussite électorale. La société française semble ainsi poursuivre la droitisation de l’ensemble du paysage politique (on pourrait maintenant parler d’extrême-droitisation), et en même temps se polarise de plus en plus. On sent aussi un grand abattement chez celles et ceux qui s’opposent, depuis peu ou depuis des années, aux discours de l’extrême droite.
Le score de Le Pen dimanche sera très significatif. En 2017, au deuxième tour, le FN avait battu son record en nombre de voix, l’institutionnalisant une fois pour toute : il devenait véritablement alors un parti qui pouvait arriver au pouvoir, pour la première fois de son histoire.
Il va de soi qu’une victoire de Marine Le Pen reste le pire des scénarios : de l’AFA Paris Banlieue jusqu’à Visa, tout le monde s’accorde pour pronostiquer dans ce cas de figure non seulement une politique sécuritaire et migratoire d’une violence sans précédent, mais aussi une répression féroce à l’encontre de ses opposant·es, menée à la fois par les forces répressives de l’État et par les groupuscules nationalistes chauffés à blanc par la victoire de leur camp. Si la dissolution annoncée du groupe antifasciste lyonnais la GALE par Darmanin montre que dans le domaine, Macron n’est pas forcément en reste, il y aura clairement un effet d’échelle.
En cas de défaite, le score de Marine Le Pen aura aussi son importance sur les recompositions actuelles à l’extrême droite : la platitude du débat de mercredi fait qu’il n’y aura plus d’excuse de ce côté-là pour justifier la défaite de dimanche. Si la candidate RN fait une contre-performance, une radicalisation de l’extrême droite est aussi à craindre : des discours du type « les élections c’est foutu, y’a trop d’étrangers en France, on pourra jamais les remporter à cause du grand remplacement » sont de plus en plus souvent relayés dans les groupes nationalistes qui pourraient très bien choisir d’autres voies pour se faire entendre (ce qu’ils font déjà du reste). Ce peut être en poursuivant le travail métapolitique déjà entrepris, en particulier par les mouvements nationaux-catholiques (pseudo centres sociaux, écoles hors contrat traditionnalistes, centres de formation, etc.), mais aussi en choisissant la violence et la provocation, dans l’espoir de créer des tensions « ethniques » dont pourrait bénéficier leur idéal de société inégalitaire et fermée.
Que faire ?
Aujourd’hui, le mouvement antifasciste, s’il a connu un certain renouveau ces dernières années, reste divisé : deux courants se sont formés en son sein sur des bases bien distinctes et même si des initiatives communes existent entre organisations antifascistes, féministes, antiracistes, syndicats et mouvements politiques d’extrême gauche, et il faut le saluer, une véritable convergence n’est pas encore à l’ordre du jour, et à quelques jours du second tour, tout reste à construire.
Selon nous, le fait que l’antifascisme « moral » ne fasse plus recette, que l’extrême droite ne soit plus un simple épouvantail destiné à ramener les électeurs et les électrices dans « le droit chemin » est un mal nécessaire. Car si cela ampute la lutte antifasciste d’un levier puissant, cela ouvre davantage la voie à un antifascisme qui se pense comme un véritable projet de société alternatif au capitalisme et au nationalisme. Nous nous situons depuis toujours dans le camp des luttes, et pas celui des urnes, mais pour avancer nous devons poser certains constats.
D’abord, celui malheureusement qu’il n’y a plus d’ « évidence » antifasciste, et qu’il y a tout un travail d’éducation populaire à mener pour déconstruire les idées nationalistes, les discours d’exclusion, qui osent en plus aujourd’hui se présenter comme victimes d’ostracisme, qui crient à la « liberté d’expression ».
Ensuite, il faut aussi questionner nos automatismes : les réflexes conditionnés des groupes antifascistes doivent aussi être interrogés, tout comme les grilles de lecture toutes faites plaquées sur le réel, car quoi qu’on pense des élections, les scores de l’extrême droite sont autant de défaites pour l’avancée de nos idées.
Il s’agira également de ne pas se laisser enfermer dans un faux choix entre extrême droite nationaliste, start-up nation sécuritaire et gauche républicaine autoritaire. Il doit rester possible de rendre visible un courant autogestionnaire et révolutionnaire, porteur de projets d’autonomies, de ruptures politiques, de mouvements et de conflits sociaux forts. Quelque soit l’adversaire politique que nous aurons en face à partir de la semaine prochaine, c’est ce à quoi nous serons tenu·es, en espérant que l’urgence de la situation permette à toutes et tous de dépasser les querelles de chapelle et les luttes intestines stériles.
La Horde