Un article à lire sur le site de Basta. Le Premier ministre espagnol socialiste Pedro Sánchez a été réinvesti en novembre à la tête du gouvernement. Depuis, l’extrême droite de Vox mobilise contre lui dans les rues, parfois avec l’appui de la droite du PP, et avec des relents putschistes.
L’investiture du socialiste Pedro Sánchez en novembre dernier, pour un nouveau mandat de Premier ministre, serait pour le parti d’extrême droite espagnol Vox « le premier pas d’un coup d’État » et « le début d’une tyrannie ». Face à ce gouvernement de gauche, il s’agit donc, pour Santiago Abascal, président du parti d’extrême droite, d’« appliquer les remèdes adéquats (...) si douloureux et risqués soient-ils »...
C’est le 14 novembre, devant le Congrès des députés, lors du débat préalable au vote sur l’investiture du Premier ministre socialiste que le leader de Vox, troisième force politique du pays, annonce son inquiétant agenda. Désormais, lui et les siens incitent ouvertement à la violence, attaquent explicitement la démocratie et justifient un coup d’État.
La stratégie de l’extrême droite internationale déclinée à l’Espagne
« Vox a adopté en Espagne la stratégie de l’extrême droite internationale : saper les piliers de la démocratie libérale pluraliste. Cette dernière reconnaît l’adversaire politique et puise ses racines dans les droits humains et les libertés. Vox remet en question les résultats des urnes, affirmant que le gouvernement est illégitime et qu’il serait le fruit d’un coup d’État, analyse Anna López Ortega, docteur en sciences politiques à l’université de Valence et spécialiste de l’extrême droite. Il délégitime l’adversaire, comme les partis indépendantistes [catalans ou basques, ndlr], dont il demande qu’ils soient mis hors-la-loi. Et Vox appelle à la violence. »
Résultat de cette stratégie, déclinée aux États-Unis avec Trump, au Brésil avec l’ancien président Bolsonaro, désormais en Argentine avec Javier Milei ou ailleurs : « Les citoyens croient de moins en moins en la démocratie comme système politique dans lequel vivre. Surtout chez une partie de la jeunesse », analyse la politologue.
La menace sur « l’unité de la nation » chère à Vox est incarnée en Espagne par les mouvements autonomistes ou indépendantistes catalans et basques. Or, depuis quelques mois, le pays se crispe autour d’une amnistie accordée aux indépendantistes catalans – criminalisés après le référendum et la tentative d’indépendance de 2017. L’amnistie a été promise en échange de leur soutien à l’investiture de Pedro Sánchez.
Le Parti socialiste espagnol (PSOE), arrivé deuxième (avec 31,7 % des voix) aux élections générales du 23 juillet dernier, a besoin de l’appui des partis indépendantistes catalans face à la droite (Parti populaire, PP). Celle-ci l’a devancé de justesse (33 %), mais n’est pas en mesure de constituer une coalition, faute d’alliés à part l’extrême droite (à 12 %). Les socialistes ont cependant dû s’engager à faire voter une loi d’amnistie pour les « délits » – accusation de sédition et de rébellion – commis dans le cadre du mouvement pour l’indépendance en 2017.
Un « novembre national » contre la gauche
La droite a lancé une campagne pour rendre la tâche le plus difficile possible à la coalition de gauche. Avec deux arguments clés : l’amnistie serait inconstitutionnelle et mettrait la démocratie en danger ; et l’investiture d’un Premier ministre issu d’un parti arrivé deuxième serait contraire à la logique démocratique.
« L’amnistie est une agression de laquelle le peuple espagnol a le droit et le devoir de se défendre, et il le fera. Ne venez pas pleurnicher après », a lancé Santiago Abascal, le leader de Vox, appelant implicitement à des formes de violences plutôt qu’à des recours légaux. « Si une loi d’amnistie est inconstitutionnelle, elle sera retoquée par la Cour constitutionnelle », rappelle le politologue Jaime Ferri Durá, de l’université Complutense de Madrid. Quant à l’investiture de Pedro Sanchez, elle a été validée par 179 votes favorables (face à 171 contre), mi-novembre. Alberto Núñez Feijóo, président du Parti populaire, a tenté sa chance avant lui, sans succès.
Pour déstabiliser le gouvernement de gauche, le PP et Vox se sont mis à mesurer leurs pouvoirs de mobilisation respectifs dans la rue. La droite classique convoque des manifestations importantes, qui se sont déroulées globalement sans incident. Mais une nébuleuse d’associations, groupuscules ou personnalités proches de l’extrême droite préfère rallier l’appel de Vox à une « mobilisation permanente et croissante » devant le siège du PSOE à Madrid. Le rassemblement du 7 novembre a tourné à l’affrontement avec les forces de l’ordre durant plusieurs heures.
L’ombre du franquisme
« Avec ses manifestations, Vox a réalisé un fantasme de sa famille politique : unir l’ensemble de l’extrême droite. Des groupuscules jusque-là marginaux, des nostalgiques du franquisme [le régime dictatorial de Franco, en place de de 1939 à 1975, ndlr], des néonazis, des ultracatholiques, détaille Anna López. Mais cela inclut aussi beaucoup d’électeurs de droite classique qui se sentent trompés par le PP à cause des affaires de corruption, du manque de réponse “ferme” à l’indépendantisme, ou qui sont séduits par des thèmes comme l’antiféminisme ou le négationnisme climatique. » Seul le régime de Franco, instauré après un coup d’État, une guerre civile meurtrière et le renversement de la République, avait réussi à unifier, près d’un siècle plus tôt, toutes ces droites extrêmes, des monarchistes aux néofascistes, avec l’assentiment d’une grande partie de la bourgeoisie, des propriétaires terriens et de l’armée.
Les rassemblements devant les sièges du PSOE sont devenus quotidiens et se sont étendus au-delà de Madrid. Le mouvement s’est baptisé « novembre national ». Parmi la nébuleuse des groupes de droite extrême, figure un nouveau venu : Revuelta, « révolte ». Revuelta est un mouvement de jeunesse apparu il y a quelques mois, qui assure n’avoir aucun lien avec Vox. Pour Anna López, Revuelta est une émanation de Vox qui peut ainsi se prémunir des accusations d’incitation à la violence et donner le sentiment d’un mouvement spontané indépendant des partis d’extrême droite.
« L’extrême droite a contaminé l’ensemble de l’espace public et politique européen »
Dans cette atmosphère, des prises de position inquiétantes se sont multipliées dans certains corps d’État. Au lendemain des premiers rassemblements violents devant les locaux du PSOE, l’un des plus importants syndicats de la police nationale, Jupol, se déclarait « surpris par la célérité » de l’ordre de faire intervenir les forces de l’ordre, ordre qui aurait émané « du sommet du gouvernement ». Un syndicat de policier critiquant le recours à la force face à des manifestants violents, voilà qui est assez rare.
Vox avait d’ailleurs appelé la police à ne pas obéir à des ordres « politiques ». Une association de la Guardia civil (équivalent espagnol de la gendarmerie) s’est également opposée à l’amnistie et se dit prête à « verser jusqu’à la dernière goutte de sang pour défendre (...) l’Espagne ». Une association de hauts gradés militaires à la retraite a également appelé l’armée à « destituer le Premier ministre »… Autant de références implicites au coup d’État de 1936 puis à la guerre civile qui s’en est suivie.
Défaite aux élections et bataille culturelle
Personne ne s’attend sérieusement à un putsch aujourd’hui. Toutefois, « l’accumulation de ces discours banalise des prises de position indéniablement putschistes dans le débat public », estime Guillermo Fernandez Vazquez, professeur de sciences politiques à l’université Carlos III de Madrid et spécialiste de l’extrême droite. Pire, « au lieu de critiquer ou de questionner ces déclarations d’extrême droite, la droite conventionnelle et les médias qui en sont proches les normalisent ou omettent leur gravité, partant du principe que ces dérapages, ces phrases ou ces expressions sont nécessaires, ou, au moins, naturelles ».
Si Vox a subi un revers électoral aux dernières élections, perdant une vingtaine de députés, l’extrême droite a repris l’initiative dans la bataille culturelle, comme ailleurs, notamment en France. Plus qu’à ses résultats électoraux, son succès se mesure à combien elle fait pencher le débat et ses termes en sa faveur. « L’extrême droite a contaminé l’ensemble de l’espace public et politique européen. Pas seulement dans les partis conservateurs, mais dans toute la société. Ce sont les marqueurs de l’extrême droite, comme l’immigration, qui se trouvent aujourd’hui au centre du débat en Europe », pointe Anna Lopez.
Et dans ses efforts pour retenir ses électeurs séduits par Vox, la droite classique encourage cette dynamique. Le Parti populaire a constamment durci ses positions depuis six ans. L’exemple le plus flagrant est celui de la présidente de la région de Madrid et puissante dirigeante du parti, Isabel Díaz Ayuso.
Prendre la mesure du problème
« Elle réussit à agréger l’électorat traditionnel du PP et celui de l’extrême droite. Mais pour cela, elle glisse vers des postures très dangereuses, comme quand elle affirme que l’Espagne dérive vers une dictature », explique Guillermo Fernández. « Bien sûr que la Constitution et la nation sont menacées. Il y a un processus de liquidation de l’ordre constitutionnel et de l’Espagne démocratique », a déclaré une autre députée du PP et porte-parole du groupe au Congrès, Cayetana Alvarez de Toledo le 11 décembre, dans le quotidien de droite ABC.
Cette petite musique de délégitimation des processus démocratiques – aussi imparfaits soient-ils – est dangereuse, avertit Guillermo Fernandez : « Face à ce qui est caricaturé comme une dictature ou comme une dérive autocratique, n’importe quelle action politique devient légitime. De l’assassinat au coup d’État plus ou moins dur. » Au jeu de la surenchère, l’extrême droite et Santiago Abascal gagneront toujours. Comme le montre sa sortie du 10 décembre dernier : « Le moment viendra où le peuple espagnol voudra pendre Sánchez par les pieds. » Une référence à la mort de Benito Mussolini.
En face, la gauche espagnole a tardé à prendre la mesure du problème. « La gauche a longtemps pensé que ces phénomènes étaient marginaux en Europe, et n’a pas su renouveler son projet, ses références et ses symboles. Pour freiner l’extrême droite, la gauche doit montrer qu’elle est un outil permettant aux gens de vivre mieux et de réduire les inégalités », estime Anna López. En Espagne comme ailleurs en Europe.
Alban Elkaïm
Source: Un article du média Basta