La suite du rappel des violences racistes qui se sont déroulées à Rostock à l’été 1992, (et à la façon dont les antifascistes se sont organisés pour y faire face), dont la première partie est à lire ici :
Les prémices des événements du mois d’août se manifestèrent dès le début de l’été. Environ 100 000 tracts portant le titre « Rostock doit rester allemand » furent distribués dans la ville, qui lançaient une véritable campagne de haine contre les immigrés. Lors de la semaine précédant le début du pogrom, il fut question d’une « protestation » massive qui aurait lieu devant la Sonnenblumenhaus , et qu’annonçait une fumeuse « Interessengemeinschaft Lichtenhagen » (Communauté d’intérêts de Lichtenhagen, NDT). Bien que ce ne soient pas les premières annonces de ce genre et que les attaques massives contre les foyers de réfugiés ne soient pas si rares que ça, nous les avons prises au sérieux et nous avons pris nos dispositions en conséquence. Nous avons pris contact avec la communauté vietnamienne et avons envoyé quelqu’un de chez nous là-bas, avec le responsable des étrangers de la ville de Rostock et une représentante de l’Initiative für Frieden und Menschenrechte (Initiative pour la Paix et les Droits de l’Homme). Dans le même temps, nous avons prévenu les groupes antifascistes est-allemands et ceux de Hambourg avec qui nous avions de bons contacts que nous pourrions bien avoir besoin de leur aide. Des gens de chez nous sont allés à Hambourg et à Berlin pour mobiliser les antifas et les faire venir à Rostock. Dès le vendredi soir et le samedi matin, les premiers « éléments extérieurs » sont arrivés. Mais personne ne pouvait encore imaginer, à ce moment-là, ce qui allait arriver par la suite.
Samedi 22 août 1992
Le samedi midi (et en début d’après-midi), des gens de chez nous ont pris leur voiture pour aller à Lichtenhagen. Ils étaient les premiers, et pourtant ils sont tombés sur une foule forte de plusieurs centaines de gens déjà très agressifs. Les antifas ont tout de suite été reconnus, et ils ont dû rebrousser chemin. On a su dès ce moment-là que ce qui se préparait devant la Sonnenblumenhaus allait prendre de l’ampleur, jusqu’à devenir une attaque de plus grande envergure. La JAZ fut transformée en centre d’information, de coordination et de mobilisation pour tous ceux qui voulaient faire quelque chose contre les attaques racistes qui se profilaient à l’horizon. Nous avons appelé tous les lieux d’extrême gauche et tous les groupes des autres villes dont nous avions le numéro de téléphone et nous leur avons demandé de venir à Rostock pour stopper le pogrom qui commençait. Internet, les e-mails, les portables : on n’avait rien de tout ça à l’époque. Tout passait par les contacts personnels et par les téléphones fixes. Il y avait sans cesse des gens qui arrivaient, de Rostock, des environs et d’autres villes, qui s’informaient et se préparaient à agir. Il y avait en permanence des réunions, on discutait de la situation, on prenait des décisions.
En permanence, des petits groupes d’antifas bougeaient dans le nord-ouest de la ville pour empêcher des individus (c’était toujours ça de gagné !) de continuer à mettre en actes leur idéologie destructrice. Mais ce que nous voulions aussi, c’était mettre un coup d’arrêt au pogrom en mobilisant de façon plus nombreuse vers Lichtenhagen ; nous voulions tenter quelque chose pour nous opposer à eux dans le cadre d’une action plus large.
Or les gens qui étaient prêts à aller jusque là-bas constituaient un groupe très hétérogène. Leur expérience de la violence néonazie et leur capacité à s’opposer physiquement aux fachos étaient très variables. À cela, il fallait encore ajouter le problème du transport. Pour atteindre Lichtenhagen en partant du centre-ville, un groupe assez nombreux devait soit prendre le S-Bahn, soit former un convoi de voitures. Le S-Bahn était hors de question, car on nous rapportait continuellement que le trafic était interrompu. De plus, la gare de Lichtenhagen avait toujours été un des points de ralliement des néonazis. Il ne restait donc plus que la solution du convoi de voitures, dont l’organisation n’était pas le plus simple des problèmes logistiques à résoudre. Pour finir, la situation, en termes d’informations, était toujours confuse. Où les nazis se trouvaient-ils, où la police avait-elle placé des barrages, etc. Personne n’envoyait d’informations par twitter, ça n’existait pas à cette époque. Dans la soirée du samedi, nous avons été finalement prêts à agir, et nous avons envoyé un premier groupe assez nombreux à Lichtenhagen, qui, du fait de son infériorité numérique, ne parvint pas à mettre en place quoi que ce soit, étant donné que, précisément à ce moment-là, les attaques prenaient de l’ampleur.
Parallèlement à cela, une infrastructure fut mise en place, qui fonctionna étonnamment bien au vu des circonstances. On organisa l’hébergement, on fit les repas, on collecta et redistribua les informations. Dans le même temps, nous avons essayé de faire pression sur les responsables et d’interpeller la société civile, afin qu’ils agissent, mais en vain la plupart du temps.
Dimanche 23 août 1992
Dès l’après-midi, il est apparu clairement que les choses allaient continuer, peut-être même en empirant. Nous avons continuellement essayé de rassembler à nouveau un groupe plus important et cette fois-ci capable d’agir, pour partir vers Lichtenhagen. Les discussions autour de l’objectif et du sens d’une telle action étaient épuisantes et chronophages, mais certainement inévitables dans cette situation, tout à fait nouvelle pour la plupart, étant donné le grand nombre de participants. Certes, une part non négligeable des antifas présents étaient familiers de ce genre de situation, où l’on fait face à un nombre plus important de néonazis brutaux prêts à faire usage de la violence, mais malgré tout, ce rassemblement d’antifas était très hétérogène, on n’avait pas de vision d’ensemble de ce qui se passait, et les expériences des uns et des autres étaient très variables. Beaucoup ne se connaissaient pas. En fin de compte, il s’agissait de savoir si on était prêt à défendre la Sonnenblumenhaus militairement, à découvert, contre une meute raciste de 2000 badauds venus applaudir 500 néonazis brutaux.
En début de soirée, environ 150-200 antifascistes allèrent à Lichtenhagen en voiture et se rassemblèrent devant la façade nord de la Sonnenblumenhaus . Comme les militants ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur place assez vite sur la suite des événements et furent assez rapidement découverts par les nazis, il fut tout d’abord décidé qu’on allait repartir. Lorsque, plus tard dans la soirée, les agressions continuèrent de gagner en ampleur, nous repartîmes là-bas, cette fois-ci à environ 300 personnes, décidées à chasser les nazis de là où ils se trouvaient. Il était à peu près minuit. Ce départ avait été précédé d’AG pénibles dans le jardin de la JAZ : est-ce qu’on y va ? Comment on y va ? Qu’est-ce qu’on fait là-bas ? Qu’est-ce que les gens sont prêts à faire ? La discussion s’était étirée sur ce qui nous semblait être une éternité. Finalement, nous sommes partis, à environ 300 personnes, en convoi, armées pour tous les genres de situations, plein de rage et de haine. Nous nous sommes garés entre Lichtenhagen et Lütten Klein, et de là, nous avons avancé à pied dans Lichtenhagen, toujours à couvert, le long des façades des immeubles, sans faire un seul bruit ; au-dessus de nous, les hélicoptères tournaient. Il faisait complètement noir. AucunE d’entre nous ne savait ce qui nous attendait devant la Sonnenblumenhaus . Puis, arrivés sur le grand parking près de la rocade, nous nous sommes mis en cortège, tout le monde était en chaînes. Nous avons avancé au pas de course en direction de la Sonnenblumenhaus aux cris de « Nazis hors de nos vies ! Voilà l’Antifa ! », pleins de haine et de rage. Plus nous nous rapprochions, plus nous accélérions. Les nazis et la foule raciste se sont séparés, et ils ont fui vers la ville ou sur le pont du S-Bahn. Nous avons continué derrière eux et nous les avons chassés.
L’effet de surprise était de notre côté. Tout à coup, nous étions devant la Sonnenblumenhaus ; tout le terrain était recouvert de pavés, l’odeur âcre des voitures et des poubelles brûlées flottait dans l’air. Une atmosphère de guerre civile. La situation était extrêmement compliquée à comprendre. Nous ne savions pas combien de nazis et de racistes étaient encore là et où ils se cachaient. Comment poursuivre ? Que faire maintenant ? Que faisons-nous maintenant devant la Sonnenblumenhaus ? Est-ce que nous restons ? Si oui, quelles en seront les conséquences ? Pouvons-nous toutes les assumer ? Nous ne pouvions pas répondre dans l’urgence à ces questions pourtant décisives. L’alternative était la suivante : rester devant l’immeuble et le défendre contre d’autres attaques des nazis ou bien faire une manif et voir ensuite ce que nous pouvions faire. Ce qui était non négociable, c’était de se séparer. Parce que nous étions trop peu pour ça. Nous hésitions, nous étions indécis. C’est là qu’a été notre erreur.
Les nazis et la foule raciste se sont rendu compte de ces hésitations et ils sont lentement revenus. Certains groupes dirent qu’ils ne voulaient ou ne pouvaient en aucun cas rester. Nous avons ensuite décidé de rester en mouvement, de conserver une dynamique en poursuivant la manifestation. Nous ne sommes pas restés statiques devant la Sonnenblumenhaus . Nous avons défilé dans Lichtenhagen, c’était une manifestation pleine de force et de slogans. Sur la Sternberger Straße finalement, nous avons croisé une compagnie de policiers de Hambourg dont les véhicules nous ont, dans un premier temps, juste dépassés. Nous n’y avons pas fait attention ; la police n’avait aucune importance pour nous pendant ces jours-là.
Mais juste comme nous arrivions à nos voitures, la compagnie a fait demi-tour et nous a encerclés. Une grande partie d’entre nous parvint à s’enfuir, mais une soixantaine d’antifas, dont moi, restèrent dans la nasse et furent emmenés à la centrale de regroupement des prisonniers de la Ulmenstraße. Là-bas, on nous enferma tout d’abord dans un gymnase avec les quelques nazis qui venaient également d’être placés en garde à vue. Ils furent alors confrontés avec toute notre haine et toute notre rage. Lorsque les policiers se rendirent compte qui ils avaient enfermés ensemble, ils nous séparèrent. On nous attribua alors la cour. Nous parvînmes de mieux en mieux à nous libérer de nos menottes et nous réussîmes à avoir de plus en plus d’espace libre dans la centrale. Bientôt, nous pouvions aller et venir librement : la police n’avait pour ainsi dire plus le contrôle de la situation. Dans la matinée, du soutien de l’extérieur se fit entendre, et on nous envoya par dessus le mur d’enceinte à boire, à manger et du tabac. Certains d’entre nous réussirent même à se faire la belle par dessus le mur, avec l’aide du dehors. Les fonctionnaires de police, quant à eux, étaient complètement dépassés.
À suivre…
Traduction : La Horde