À la marge des manifestations en soutien à la Palestine, il arrive que la parole antisémite se libère (la confusion entre gouvernement israélien et communauté juive s’est retrouvée parfois dans la bouche des plus jeunes ou des plus excités), et certaines violences à Sarcelles après la dispersion de la manifestation étaient selon toute vraisemblance volontairement dirigées contre des cibles juives. Mais il faut également évoquer l’instrumentalisation politique qui en est faite à des fins racistes. Tandis que Manuel Valls fustige "un antisémitisme d’une forme nouvelle" qui serait propre aux quartiers populaires, Marine Le Pen prétend dans un récent article de Valeurs actuelles que le FN est le « meilleur bouclier » pour les Juifs français contre l’islamisme : comme lors de la campagne anti-algérienne menée par l’extrême droite lors de la coupe du monde de football, l’objectif est de jeter l’opprobre sur toute une communauté. Cette tentation de s’en prendre non pas à une politique ou des idées, mais à une communauté, qu’il s’agisse des Juifs ou des Arabes, ressurgit à chaque flambée de violence en Palestine. Le pacifiste israélien Michel Warschawski avait écrit il y a plus de dix ans maintenant, en mai 2003, un texte [1] qui expliquait les raisons pour lesquelles le conflit israélo-palestinien est propice à ce genre de glissements dangereux.
Le conflit israélo-palestinien se prête facilement à une interprétation religieuse, ou pour le moins ethnique. Il se déroule dans un lieu qui a été le berceau de grandes religions et que beaucoup appellent "Terre Sainte" ; le sionisme est souvent présenté comme le "retour" du peuple juif dans la Terre Promise, et son argumentaire puise beaucoup dans le domaine des droits historiques, quand ce n’est pas carrément dans la promesse divine ; Jérusalem est ville trois fois sainte, et la Palestine historique est parsemée de sites de pèlerinage. L’omniprésence de la culture islamiste dans la conscience et la culture nationales arabes est, elle aussi lourde d’une confessionalisation d’un conflit souvent présenté comme la libération d’une terre d’Islam, occupée par des infidèles.
A quoi on ne peut pas ne pas ajouter l’idée, sioniste elle aussi, de créer un "état juif", et une stratégie permanente de judaïsation qui n’a pas fait l’économie d’une guerre d’épuration ethnique en 1948. Un des plus grand mérites de Yasser Arafat est d’avoir, dans un tel contexte, fait tout ce qui est humainement possible pour maintenir le conflit Israélo-Palestinien dans sa dimension politique et non religieuse ou ethnique : une lutte de libération nationale pour l’indépendance, un combat anti-colonialiste pour un territoire et une souveraineté nationale. (…) Le conflit israélo-palestinien est un conflit politique entre un mouvement colonial et un mouvement de libération nationale. Le sionisme est une idéologie politique, et non religieuse, qui vise à résoudre la question juive en Europe par l’immigration en Palestine, sa colonisation et la création d’un État juif.
C’est la définition qu’en ont toujours donnée ses instigateurs, de Herzl à Ben Gourion, de Pinsker à Jabotinsky, pour qui les concepts de colonisation (Hityashvuth) ou de colonies (Yishuv, Moshav) n’ont jamais été péjoratifs. Jusqu’à la montée du nazisme, l’immense majorité des Juifs à travers le monde a rejeté le sionisme, considéré soit comme hérétique (position de la grande majorité des rabbins et des Juifs religieux) soit comme réactionnaire (position du mouvement ouvrier juif en Europe orientale), soit encore comme anachronique (positions des Juifs émancipés ou assimilés en Europe centrale et occidentale). En ce sens, l’antisionisme a toujours été perçu comme une position politique parmi d’autres, qui plus est, hégémonique dans le monde juif pendant près d’un demi siècle. Ce n’est que depuis une trentaine d’années qu’une vaste campagne internationale tente, avec un succès indéniable, non pas de participer à la controverse sur l’opportunité du sionisme, l’analyse de sa dynamique et ses implications politiques et morales, mais de délégitimiser l’antisionisme, en l’identifiant à l’antisémitisme.
Comme toute autre forme de racisme, l’antisémitisme (ou la judéophobie) rejette l’autre dans son identité et son existence. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, pour l’antisémite, le Juif est haïssable, jusqu’au massacre, par le seul fait d’être Juif. L’antisionisme par contre, est une critique politique d’une idéologie et d’un mouvement politiques ; il ne s’attaque pas à une communauté, mais remet en question une politique. Comment alors identifier une idéologie politique, l’antisionisme avec une idéologie raciste, l’antisémitisme ? (…)
L’antisémitisme existe, et semble, en Europe, relever la tête, après un demi-siècle de non-dit faisant suite aux horreurs du judéocide nazi et aux crimes de la collaboration. Dans une partie croissante des communautés arabo-musulmanes en Europe, des généralisations racistes accusent, sans distinction, les Juifs des crimes commis par l’Etat juif et son armée. L’antisémitisme se trouve d’ailleurs souvent au sein même du camp qui soutient inconditionnellement la politique israélienne, comme par exemple une partie de ces sectes protestantes intégristes qui, aux USA, constituent le véritable lobby pro-israélien. Le racisme anti-arabe existe également, même si les média donnent moins de visibilité aux exactions du Beitar et de Ligue de Défense Juive contre des institutions musulmanes ou des organisations qui s’opposent à la politique de colonisation israélienne, aux slogans racistes anti-arabes qui couvrent certains quartiers de Paris ("Mort aux Arabes", "Pas d’Arabes pas d’Attentats") et aux ratonnades organisées par des commandos sionistes.
Les racismes anti-arabe et anti-juif doivent être condamnés et combattus, sans concession, et l’on ne peut le faire avec efficacité que si l’on mène les deux combats de front, faute de quoi, on ne fait que renforcer l’idée, fortement répandue, que derrière la dénonciation d’une seule forme de racisme on attaque en fait une communauté. Ceux qui dénoncent les actes antisémites, réels ou fruits de "glissements sémantiques", mais ne disent rien des exactions anti-arabes portent une part de responsabilité dans la communautarisation des esprits et dans le renforcement de l’antisémitisme, car ce n’est pas le racisme, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, qu’ils combattent, mais uniquement le racisme de l’autre. (…)
La politique israélienne est largement critiquée à travers le monde, et plus l’Etat Juif agira hors du droit, plus il sera considéré comme hors-la-loi, et en paiera le prix. Il est totalement inacceptable et irresponsable que les intellectuels juifs qui affichent une identification absolue avec Israël ainsi que les dirigeants des communautés juives à travers le monde entraînent ces dernières dans la course vers l’abîme. (…) Au contraire : s’ils étaient animés par un véritable sentiment de responsabilité face à la communauté dont ils se revendiquent, ils feraient leur possible pour se démarquer des actes barbares de l’état israélien, et des conséquences dramatiques que ces actes vont tôt ou tard entraîner pour l’existence même d’une existence nationale hébreu au Proche Orient. Ce faisant, ils feraient également preuve de responsabilité face à la communauté juive d’Israël : (…) sont-ils à ce point stupides pour ne pas comprendre que pour beaucoup de soit-disant amis d"Israël, la politique de laissez-aller-laissez-faire vis-à-vis de l’Etat juif est l’expression d’un cynisme qui veut voir les Juifs se jeter droit dans le mur ? Et qu’au contraire, ce sont ceux qui critiquent, et parfois durement, Israël qui ont véritablement à coeur la vie et la survie de sa population ? (…)
Pour que ce ne soit pas la population israélienne toute entière qui soit mise au ban des accusés, il y a, en Israël, des milliers d’hommes et de femmes, de civils et de militaires, qui disent "non", qui résistent et se mettent en dissidence.
Pour protéger les Juifs du monde d’une accusation de co-responsabilité, pour couper court à la propagande antisémite qui en instrumentalisant la souffrance des Palestiniens veut culpabiliser tout juif en tant que tel, pour faire barrage au danger réel de communautarisation des enjeux du conflit israélo-palestinien, il est impératif que s’entende, dans les communautés juives, une voix puissante et ferme qui dise, comme l’exprime le nom d’une organisation juive américaine agissant en ce sens : "Pas en notre nom !".
C’est évidemment aussi le devoir des forces démocratiques et de gauche à travers le monde que de dénoncer, sans concession aucune, les crimes d’Israël, non seulement parce que la défense des opprimés et des colonisés, où qu’ils soient, est une partie intégrale de leur programme et de leur philosophie, mais aussi parce que seule une position claire et cohérente avec les autres combats qu’ils mènent, peut leur permettre de lutter contre la communautarisation et le racisme dans leurs propre pays.
Se laisser terroriser par le chantage à l’antisémitisme, se taire pour ne pas prêter le flan à des accusations de "collusion avec l’antisémitisme" voire d’"antisémitisme inconscient", ne peut, en dernière analyse, que faire le jeu des antisémites véritables, ou pour le moins des confusions identitaires et des réflexes communautaristes. La vrai gauche, anti-raciste et anti-colonialiste, n’a pas à faire la preuve de son engagement dans le combat contre la peste antisémite. Elle sera d’autant plus efficace dans la poursuite de ce combat, que ses positions sur les crimes de guerre d’Israël et sa politique de colonisation seront claires et sans ambiguïté.
Michel Warschawski, mai 2003