Dresde, ce nom, les antifascistes l’associent depuis quelques années aux défilés des néonazis et aux blocages massifs qui en ont résulté. Quant au mythe qui entoure la ville de Dresde, qui continue à être perçue par les habitants et bon nombre d’Allemands comme une ville-martyre, il est présent dans tous les esprits, car c’est avec lui que tout a commencé.
Le bombardement de Dresde à la fin de la Seconde Guerre mondiale a toujours eu une place particulière dans la mémoire collective de la ville, depuis cette nuit du 13 au 14 février. Dans aucune autre ville allemande (peu importe à quel degré elle a été détruite pendant la guerre), ne s’est installée une telle mythologie du martyre. À la fin des années 1990, les néonazis sont parvenus à se joindre à la « célébration des victimes allemandes de la Seconde Guerre mondiale » : ils ont pris part aux commémorations qui avaient lieu devant la Frauenkirche et ont déposé en 1999 leur première manifestation, qui a rassemblé 150 participants. Pendant de longues années, les néonazis ont ainsi pu défiler en cortège commémoratif dans le décor historique de la vieille ville de Dresde, pratiquement sans être dérangés. En 2009, ils étaient 7000, ce qui représentait le plus grand défilé néonazi jamais organisé en Europe jusqu’alors.
Les protestations ont mis du temps à se construire à Dresde, tant la mythologie de la ville-martyre était profondément ancrée au sein de la population. Lors d’une rencontre préparatoire qui se tenait à l’automne 2009 s’est finalement formé le collectif Nazifrei ! Dresden stellt sich quer (Pas de nazis ! Dresde s’oppose). Et ce que ce collectif a su développer dans les années qui ont suivi est devenu pour ainsi dire un modèle : une désobéissance civile en forme de blocages massifs, sur la base d’un consensus d’actions susceptibles de permettre au plus grand nombre de participer. De partout, les gens sont arrivés, en bus, pour converger vers Dresde et empêcher le défilé néonazi. Avec succès : « Nous avons réussi à casser la dynamique des marches », raconte Silvio Lang, le porte parole du collectif.
Après que l’énorme défilé de 2010 et de 2011 a été bloqué par des milliers de gens, les néonazis se sont cantonnés l’année dernière à un défilé organisé la semaine qui précédait la date anniversaire du bombardement. Le samedi suivant, les antifascistes défilaient en nombre dans Dresde.
Une mobilisation de cette ampleur, à l’échelle fédérale, ne coûte pas seulement de l’argent, elle exige surtout beaucoup de force. Mais la réussite de l’année passée n’est pas une raison de se tourner les pouces : « Ce n’est pas parce qu’on bloque les néonazis une fois qu’on en a fini une fois pour toutes avec eux. », dit Silvio, « même si le travail mené ces dernières années a été très efficace et a contribué à fragiliser une grande partie de la scène néonazie. » Franziska Schmidt, du groupe radix de Dresde, ajoute un autre bémol : « On ne peut pas dire que la Saxe soit une région particulièrement connue pour son antifascisme… » Les initiatives antifascistes, en se généralisant, ont pu être amenées à plus de compromissions, perdant ainsi en radicalité. Pendant ce temps-là, le discours autour du passé de Dresde s’est modernisé, sans changer fondamentalement.
Alors, comment récolter les fruits d’une réussite politique, de façon durable, même lorsque la mobilisation n’est plus dans l’air du temps ? Et comment éviter que les officiels de la ville et les médias locaux, de même que les nouveaux membres du collectif relâchent la pression ? Lorsqu’on leur pose la question, les deux militants de Dresde évoquent immédiatement le projet de plaque qui doit être apposée dans la chapelle de la Sophienkirche, en mémoire des bombardements, contre le fascisme et la « dictature communiste ». Et Franziska rappelle les mots de Georg Böhme-Korn, le président de la fraction CDU du parlement régional. En juin 2012, à la demande faite par les Verts (de renommer une rue rue Guernica), Böhme-Korn avait répondu qu’il s’agissait là d’une stratégie visant à consciemment « salir la ville de Dresde par l’opprobre ». En avril déjà, Böhme-Korn avait déposé une demande au conseil municipal, visant à réimposer un temps de silence en mémoire du bombardement de la ville.
Le mot d’ordre reste donc : rester sur la brèche. Et le 13 février, il y a toutes les raisons de redoubler de vigilance. Certes, les néonazis semblent avoir renoncé à vouloir mobiliser au niveau national, mais ceux qui se regroupent sous la houlette du Aktionsbündnis gegen das Vergessen (Comité d’Action contre l’Oubli, le même type de comité qui existe à Magedbourg, sous le nom d’Initiative gegen das Vergessen, Initiative contre l’Oubli), prévoit pour l’après-midi de la date-anniversaire d’organiser une « Marche pour le Souvenir », avec des flambeaux, de la musique classique et tout le décorum facho qui va avec. Quant aux défilés qui sont prévus pendant la semaine d’avant, on avait compté les années précédentes entre 800 et 1000 participants. Il faut compter avec le même ordre de grandeur cette année encore. « Pour les néonazis, Dresde est un symbole extrêmement important, qu’il n’abandonneront pas facilement. » Pour Silvio, cela signifie également que « les habitantEs de Dresde doivent prendre leurs responsabilités, cette année peut-être davantage que les précédentes. Ils ne peuvent pas partir du principe que des antifascistes vont venir de toute l’Europe, en pleine semaine. » Malgré cela, Dresden Nazifrei a pris le parti d’étendre sa mobilisation au niveau national.
L’année dernière, des rassemblements antifascistes d’envergure avaient eu lieu le 13 février, à proximité des néonazis, qui pouvaient à la fois voir et entendre les antifascistes. Le parcours des fachos ne faisait que quelques centaines de mètres, ce qui les avait énormément frustrés. Franziska annonce d’un air combatif que « les associations locales sont décidées à ne pas leur laisser faire un seul mètre. » Et surtout : « Les blocages massifs et les occupations de places sont devenus de plus en plus populaires. Les gens sont adeptes de formes de protestations de plus en plus claires en termes de communication, ils viennent en parler et veulent réfléchir à ce qui peut être fait. »
Mais cette envie toujours plus forte de protester a aussi ses revers : la répression et surtout le recours accrû au paragraphe 129a (association d’individus en vue de former un regroupement terroriste). Pour Franziska, ce n’est pas une raison pour se laisser intimider. « Les confrontations, même au niveau judiciaire, constituent une façon d’être visibles de l’opinion publique. Il faut espérer que par ce biais, la légitimité du travail antifasciste sera reconnue. »
Loin de se limiter aux protestations, le travail fait par le collectif veut également lier les réussites politiques des dernières années à la politique menée en matière d’histoire et de mémoire. « Par le biais des recherches que nous avons menées sur les responsables, nous avons également contribué à sensibiliser les gens à l’histoire et au rôle de Dresde durant le régime nazi. », dit Silvio. « Nous avons clarifié les choses et montré que Dresde n’était pas une métropole artistique et culturelle « innocente » ; nous avons ainsi pu mettre à bas le mythe très répandu chez les habitantEs de la ville martyre. »
Il s’est passé quelque chose à Dresde, et le modèle des blocages massifs a connu, du fait de ce qui avait été fait à Dresde, une portée qu’on n’aurait pas imaginée. Le 13 février 2013 sera un vendredi. Et ce sera également le 70ème anniversaire du bombardement de la ville. Une nouvelle tentative des néonazis n’est donc pas tout à fait à exclure. Mais pour Silvio, une chose est claire : « Que les néonazis soient sûrs d’une chose : il n’y aura pas de trêve pour eux. »
D’après un article de Maike Zimmermann, tiré de ak Nr. 579, 18 janvier 2013
Traduction et adaptation de Tina