La Bibliothèque Anarcha-Féministe de Toulouse anime, en plus de la bibliothèque, un infokiosque virtuel, alimenté régulièrement par de nouvelles brochures. "Reconnaître le fascisme", discours d’Umberto Eco de 1995, qui a connu ensuite plusieurs éditions, rejoint la collection.
« Je crois possible d’établir une liste de caractéristiques typiques de ce que j’appelle l’Ur-fascisme c’est-à-dire le fascisme primitif et éternel. L’Ur-fascisme est toujours autour de nous, parfois en civil. Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire “Je veux rouvrir Auschwitz…” Hélas, la vie n’est pas aussi simple. L’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes – chaque jour, dans chaque partie du monde. »
Umberto Eco
En 1942, à l’âge de dix ans, j’ai remporté le premier prix aux Ludi Juvendes (un concours à libre participation forcée pour jeunes fascistes italiens — lisez, pour tous les jeunes Italiens). J’avais brodé avec une magistrale rhétorique sur le sujet : « Faut-il mourir pour la gloire de Mussolini et le destin immortel de l’Italie ? » Ma réponse était affirmative. J’étais un petit garçon très éveillé.
Puis, en 1943, je découvris le sens du mot Liberté. Je vous raconterai cette histoire à la fin de mon propos. À ce moment-là, liberté ne signifiait pas encore Libération.
J’ai passé deux de mes premières années entre S.S., fascistes et partisans qui se tiraient dessus, et j’ai appris à éviter les balles, un exercice qui ne fut pas inutile.
En avril 1945, les partisans prirent Milan. Deux jours plus tard, ils arrivèrent dans la petite ville où je vivais. Un grand moment de joie. La place principale était noire de monde, tous chantaient, agitaient des drapeaux, scandaient en hurlant le nom de Mimo. Chef des partisans de la zone, Mimo, ex-maréchal des carabiniers, s’était rangé aux côtés de Badoglio et avait perdu une jambe lors d’un des premiers accrochages. Pâle, appuyé sur des béquilles, il apparut au balcon de la mairie ; d’une main, il demanda à la foule de se calmer. Moi, j’attendais son discours, puisque mon enfance avait été marquée par les grands discours historiques de Mussolini, dont nous apprenions par cœur à l’école les passages les plus significatifs. Silence. D’une voix rauque, presque inaudible, Mimo parla : « Citoyens, mes amis. Après tant de douloureux sacrifices… nous y voici. Gloire à ceux qui sont tombés pour la liberté. » Ce fut tout. Et il retourna à l’intérieur. La foule criait, les partisans levèrent leurs armes et tirèrent en l’air joyeusement. Nous, les enfants, nous nous précipitâmes pour récupérer les douilles, précieux objets de collection, mais je venais aussi d’apprendre que liberté de parole signifiait liberté quant à la rhétorique.
Quelques jours après, je vis arriver les premiers soldats américains. Il s’agissait d’Afro-Américains : mon premier Yankee était un Noir, il s’appelait Joseph et m’initia aux merveilles de Dick Tracy et de Li’l Abner. Ses bandes dessinées étaient en couleurs et elles sentaient bon.
La famille de deux de mes camarades de classe avait mis sa villa à la disposition de l’un des officiers — le major ou capitaine Muddy. Je me sentais chez moi dans ce jardin où des femmes parlant un français approximatif faisaient cercle autour de lui. Le capitaine Muddy avait fait des études supérieures et il connaissait un peu le français. Ainsi, ma première image de libérateurs américains, après tant de visages pâles en chemise noire, fut celle d’un Noir cultivé en uniforme vert-jaune qui disait : « Oui, merci beaucoup Madame, moi aussi j’aime le champeigne… » Malheureusement, du champagne, il n’y en avait pas, mais le capitaine Muddy m’offrit mon premier chewing-gum et je me mis à mâchouiller toute la sainte journée. La nuit, je le mettais dans un verre d’eau afin de le garder au frais pour le lendemain.
PS : à propos de fascisme, la BAF Toulouse a aussi récemment mis en page cette brochure intitulée "Jeunes, italiens, fascistes et branchés" – Christian Raimo